Les « banques de sons » des beatmakers sénégalais : provenances, usages et processus de création
Maël Péneau
Centre Georg Simmel, EHESS
Résumé
À l'occasion d'une thèse soutenue à l'EHESS en mars 2023 et ayant pour objet la création musicale en régime numérique des producteurs de hip-hop sénégalais (ou « beatmakers »), j'ai pu constater que la « banque de sons » se situait au centre des processus de création. En s'appuyant sur les données ethnographiques recueillies dans les studios, ainsi que sur des entretiens avec des musiciens et des acteurs culturels sénégalais, l'objectif de cet article consiste à montrer comment ces bibliothèques ne correspondent pas uniquement à la somme des échantillons qu'elles contiennent. Leur organisation reflète en effet les stratégies de classements et leurs critères (par thème, par type, par date, par provenance). Mais le lieu de savoir que constitue le bureau de l'ordinateur, où sont stockées les banques de données en question, est aussi un lieu connecté, qui s'inscrit dans des échelles multiples, du local au global. Les banques de son des beatmakers permettent alors d'accéder à la façon dont ils naviguent entre ces enjeux, en donnant à voir les relations entre les échantillons en fonction de leur provenance et de leur utilisation.
Lors de mes visites dans les studios d’enregistrement et de beatmaking hip-hop sénégalais, j’ai pu constater que la « banque de sons »1 des beatmakers se situait au centre des processus de création. Dans le rap et les musiques urbaines (Hammou et Sonnette-Manouguian 2022), les beatmakers sont celles et ceux qui sont chargés de composer et de produire les instrumentaux sur lesquels les rappeurs et les rappeuses vont « poser » leurs voix2. Des synthétiseurs logiciels sont parfois utilisés, mais un échantillon (ou sample) constitue souvent le point de départ d’une nouvelle piste sonore (utilisé tel quel, mais aussi mis en boucle, découpé, transformé, et dont la hauteur ou la durée peuvent être également manipulées). C’est ensuite en assemblant différentes pistes que se construisent les instrumentaux. Chercher à décrire et à comprendre les processus de création des beatmakers sénégalais implique donc d’analyser la façon dont ils construisent les banques de sons qu’ils utilisent au quotidien : d’où proviennent les échantillons utilisés? Comment sont-ils classés, triés, répertoriés, puis mobilisés? Comment ces classements influent-ils sur les processus créatifs? Quelles sont les représentations ou les significations éventuellement associées à ces ressources et à leur utilisation? Les collections assemblées participent-elles de l’identité sonore et musicale du beatmaker?
Cette enquête s’appuie sur des données recueillies lors d’un terrain de recherche ethnographique réalisée au cours de l’année 2019 à Dakar dans dix studios, et auprès d’une trentaine de beatmakers, rappeurs, musiciens et acteurs culturels sénégalais. Des captures d’écran d’ordinateur en continu et des vidéos de séances entières d’enregistrement ou de création ont été synchronisées ensemble et utilisées comme corpus numérique et comme support d’enquête3. Lorsqu’il a été possible de les mettre en œuvre4, ces vidéos m’ont permis d’interroger la genèse du choix d’un instrument, d’une pratique, ou d’une démarche créative. J’ai également réalisé une vingtaine de vidéos en passant d’un plan à l’autre (du beatmaker à l’écran de l’ordinateur), ou d’un sujet à l’autre (du chanteur au beatmaker), avec ma seule caméra numérique. Des vidéos ont aussi été réalisées avec mon téléphone et correspondent plutôt à un carnet de terrain vidéo, pour me rappeler la configuration des lieux, ou la façon dont s’était déroulée telle ou telle séance. Des captures d’écran d’images fixes ont aussi été collectées, pour obtenir les listes des logiciels utilisés, ou pour documenter la structure des banques de son. Des entretiens sont venus compléter et appuyer ces captations vidéo, afin de saisir la signification des actions observées. Enfin, j’ai cherché à récupérer des fichiers audios, comme des pistes séparées de certains projets, des échantillons, ou des programmes informatiques. L’ensemble de ces supports m’a permis de réaliser un travail d’analyse, en croisant les vidéos avec les explications des beatmakers sur ce qu’ils étaient en train de faire, leurs outils et leurs techniques de travail. Cette approche méthodologique privilégie ainsi la collecte de données multiples et la diversité des perspectives, dans une démarche qui ne correspond pas à une volonté de cartographier de façon exhaustive une pratique, un lieu ou une période donnée (Donin et Theureau 2007).
Les recherches sur la création et la production musicale en studio demeurent limitées lorsqu’il s’agit des pays dits du Sud. Longtemps, les travaux de Louise Meintjes, Paul Greene, Eliot Bates ou Georgina Born ont fait figure d’exception, contribuant à légitimer le studio comme un espace clé de l’enquête sur la création musicale dans ces régions (Bates 2011; Born & Hesmondhalgh 2000; Greene 2002; Meintjes 2003). Un intérêt plus récent pour ces enjeux s’est manifesté à travers des publications dédiées aux « cultures du numérique » (Olivier 2022) et aux studios dans « le Sud global » (Costantini et Rivron 2024). Toutefois, à l’exception des recherches menées par Emmanuelle Olivier et Amandine Pras au Mali (Olivier 2017; Pras et al. 2019), les travaux portant sur la production du rap et du hip-hop dans les studios africains restent limités et la question des outils et des savoirs n’est souvent abordée que de façon marginale ou périphérique dans les rares textes qui s’y intéressent (Collins 2002; Shipley 2017). En s’appuyant sur les outils et les méthodes de l’ethnomusicologie, des sciences de l’ingénierie sonore et de l’anthropologie, l’objectif de cet article consiste à montrer comment les banques de sons des beatmakers sénégalais ne correspondent pas uniquement à la somme des échantillons qu’elles contiennent. Elles « donnent forme à une certaine conception du savoir » et « matérialisent une représentation de la culture » (Jacob 2014, 31). Assembler ces collections ne s’apparente donc pas à une volonté d’archiver, mais plutôt d’anticiper ou de prescrire les usages possibles dans le cadre de productions futures. Elles ont ainsi une fonction dynamique (en impulsant la création), mais aussi pragmatique5 (en structurant et en hiérarchisant les éléments utilisés au cours des processus de création). Cette étude interroge ainsi les modalités de constitution et d’usage des banques de sons des beatmakers sénégalais en tant qu’espace de savoir et de création musicale. Au-delà de leur simple fonction d’archivage d’échantillons sonores, ces collections révèlent des logiques de sélection, d’organisation et de transformation qui participent à la définition des identités sonores individuelles et collectives. Elles traduisent également les tensions entre globalisation des outils et ancrage local des pratiques, entre appropriation de ressources numériques standardisées et quête d’une singularité artistique. En explorant ces dynamiques, cette recherche contribue à une meilleure compréhension des processus de création musicale en contexte numérique et met en lumière les enjeux sociaux, culturels, et esthétiques qui sous-tendent le travail des beatmakers. Elle s’inscrit dans une réflexion plus large sur les mutations du beatmaking à l’ère du numérique et sur les nouvelles formes de création sonore qui émergent dans les scènes hip-hop du Sud global.
1980–2020 : 40 ans de hip-hop et de beatmaking à Dakar
Introduit par la jeunesse des quartiers les plus aisés de la capitale, qui ramène de ses séjours en France ou aux États-Unis des cassettes ou des disques vinyles, le hip-hop se popularise au Sénégal dès le début des années 1980 (Moulard 2008). Après avoir découvert cette culture à travers la danse, les rappeurs sénégalais font leurs premiers pas en s’inspirant de modèles afro-américains (Appert 2012; Senghor 2015). Certains passent ensuite à l’écriture, en français et en wolof, et se produisent dans des fêtes de quartier (ou block-parties) organisées par des collectifs composés de danseurs, de rappeurs, et d’artistes graffiti. Le premier enregistrement de rap produit, composé, et enregistré localement est commercialisé en 1992 par le groupe Positive Black Soul (PBS)6, qui accède rapidement à une visibilité importante à l’échelle locale. À la suite de PBS, d’autres groupes comme Daara J ou Pee Froiss enregistrent leurs premiers albums dans les années qui suivent, avant que le nombre de groupes de rap en activité à Dakar n’explose dans la seconde moitié des années 19907. Au Sénégal, les premiers studios numériques personnels8 apparaissent à partir de 1998, et sont généralement montés par des groupes établis ayant déjà participé à des séances d’enregistrement en studio. Grâce à un accès à Internet qui commence alors à se développer (Sagna 2011), ils s’essaient d’abord au beatmaking sur des logiciels aux fonctionnalités limitées, avant d’accéder à des logiciels professionnels tels que Cubase, Logic, et surtout FL Studio, qu’ils téléchargent directement sur des sites de peer-to-peer, ou qu’ils récupèrent auprès d’amis et de membres de leurs familles ayant accès à ces mêmes sites. C’est aussi dans le cadre familial que ces beatmakers accèdent à leurs premiers ordinateurs, le plus souvent d’occasion et importés d’Europe, mais un matériel plus professionnel (cartes son, micros, enceintes de monitoring, claviers) devient vite indispensable lorsque les carrières se développent. Cependant, ces périphériques ne sont pas accessibles au Sénégal et doivent donc être directement achetés à l’étranger, puis ramenés à Dakar par des membres de la diaspora, lors de vacances ou d’un retour au pays. L’apprentissage des savoirs audionumériques et des logiciels s’appuie sur des processus hétérogènes : après s’être familiarisés avec les principaux concepts et processus en usage dans le beatmaking dans le cadre de tutoriels américains et français visionnés sur YouTube, les jeunes beatmakers les mettent en pratique et en contexte à l’occasion de stages informels ou de collaborations avec des beatmakers plus expérimentés, des ingénieurs du son étrangers, ou lors de premières expériences dans des studios. Ces savoirs se construisent également au contact de musiciens et d’ingénieurs du son sénégalais liés à la scène mbalax9 (Péneau 2022). En 2019, j’ai pu répertorier près de 150 beatmakers en activité au Sénégal10, qu’il s’agisse de débutants dans la pratique ou de professionnels confirmés. Au quotidien, les productions des beatmakers sénégalais sont le plus souvent destinées à être utilisées par des rappeurs locaux, même si certains vendent aussi leurs beats sur des plateformes internationales spécialisées. En plus des instrumentaux hip-hop, ils ont également la charge de l’enregistrement des voix, des instruments acoustiques et analogiques, du mixage et du mastering. Ils composent, enregistrent et finalisent aussi la plupart des musiques utilisées dans la publicité, les séries télévisées et les films produits localement (Péneau 2023a). Au-delà de la création, la numérisation des pratiques impacte l’écoute et la diffusion. À partir de 2010, les rappeurs sénégalais comprennent en effet rapidement l’intérêt des premiers réseaux sociaux pour accéder au public, dans un contexte où la radio et la télévision leur sont encore inaccessibles. Cette période correspond à un développement rapide de la téléphonie 3G au Sénégal (Sagna 2011). Grâce à Myspace et à Reverbnation, puis à YouTube et à Facebook à partir de 2015, la jeunesse sénégalaise peut alors accéder gratuitement (hors coûts de connexion) à des milliers de titres de rap galsen11, et c’est à travers ces même réseaux socionumériques que la plupart des Sénégalais écoutaient de la musique en 2019, au moment de mon terrain12.
Collecter, classer, réutiliser : les échantillons comme matrice du beatmaking sénégalais
De nombreuses banques de sons sont disponibles sur Internet ou proposées à la vente, et certains éditeurs d’échantillons, comme Splice ou Loopmasters, se sont même spécialisés dans cette activité commerciale en proposant des abonnements au mois ou à l’année13. Le beatmaking hip-hop s’est en effet construit autour de la pratique du sampling, à l’inverse d’autres styles de musique électronique comme la techno et la house, plus dépendant des synthétiseurs et des boites à rythmes analogiques (Poschardt 2002). Toute la production contemporaine de hip-hop et de musiques urbaines à l’échelle mondiale est donc basée sur l’usage d’échantillons, même si l’arrivée du style trap, au début des années 2000, a pu populariser l’usage de sonorités issues de synthétiseurs logiciels. Ces échantillons font partie des ressources indispensables au beatmaking, et la qualité ou la personnalité des productions d’un beatmaker réside souvent dans la façon dont sa base de données d’échantillons est construite et organisée. Comme ont pu le confirmer les séances d’observation en studio et les entretiens, c’est en effet un des arguments principaux sur lesquels s’appuient les beatmakers pour démontrer leur professionnalisme. La plupart des beatmakers sénégalais disposent sur leurs ordinateurs de dossiers de plusieurs dizaines de giga-octets dans lesquels sont téléchargés des milliers d’échantillons. Une fois téléchargés, ils sont classés dans des dossiers et des sous-dossiers, répertoriés et parfois renommés, souvent en fonction du type de sonorités qui y sont présentes : les sons rythmiques et percussifs, les sons synthétiques, les voix, les sons acoustiques. Ces banques sont aussi parfois réparties dans des dossiers « personnalisés » qui collectent des échantillons issus de différentes sources. C’est notamment le cas pour les sons de batterie, et plus particulièrement pour les échantillons de la boite à rythme Roland TR-808. En effet, depuis l’arrivée du style trap au début des années 2000, ce sont des échantillons de cette boite à rythme qui sont utilisés par une immense majorité des beatmakers hip-hop pour réaliser leurs parties rythmiques (au Sénégal comme ailleurs dans le monde). Pour s’intégrer à cet univers stylistique, il est donc primordial de disposer de samples de TR-808 de bonne qualité et si possible originaux, c’est à dire ayant été modifiés et traités de façon à se différencier des autres beatmakers.
Grâce aux vidéos réalisées en studio, j’ai pu par exemple répertorier une cinquantaine de banques de sons utilisées par le beatmaker sénégalais Passa, placées sur le bureau de son ordinateur dans un dossier intitulé « collect ». Il s’agit en partie de banques commercialisées sur des sites Internet spécialisés, et réalisées par des beatmakers internationalement reconnus comme AraabMuzik ou Lex Luger. Cette catégorie de banque d’échantillons contient le plus souvent des « kits »14 rythmiques (échantillons de sons de batterie électroniques). Une seconde catégorie de dossiers correspond à des banques thématiques organisées autour de sonorités issues d’un même espace géographique – comme « Roots Of The Middle East And North Africa » 15, ou d’un même type d’instrument – comme le dossier « Black Octopus Sound Spag Trumpet by Basement Freaks » qui compile des échantillons de trompettes16. Une troisième catégorie de dossiers compile des sonorités dites « SFX »17 ou « bruitages », comme la banque « Stellar Sound Effects »18, qui sont souvent des effets spéciaux sonores réalisés pour le cinéma ou la télévision et réutilisés dans le beatmaking hip-hop. Enfin, une dernière catégorie correspond à des échantillons de provenances variées collectés par Passa et regroupés par affinités, par format ou par périodes (« Club », « Loop » ou « Last 2017 »). Ces banques sont téléchargées en « peer-to-peer » sur des sites Internet spécialisés dans la diffusion de logiciels et de ressources audionumériques. Comme pour les logiciels, l’achat en ligne reste peu fréquent parce qu’il requiert l’usage d’une carte bancaire, dont les beatmakers ne disposent généralement pas.
À partir des informations recueillies sur le terrain, j’ai également pu reconstituer une partie de la banque de son du beatmaker sénégalais Primus. Il s’agit du dossier « drum kit », qui contient ses échantillons de batterie. On y trouve plusieurs « kits », c’est à dire des sous-ensembles d’échantillons destinés à reproduire les différentes sonorités d’une batterie, électronique ou acoustique : kick (grosse caisse), snare (caisse claire), hi-hats (charlestons et cymbales), perc (percussions), FX (des sonorités traitées avec des effets) et vox (des échantillons de voix très courts, souvent des cris ou des interjections). Le sous-dossier de cette banque intitulé « 808 »19 mérite qu’on s’y arrête un peu plus en détail : au fur et à mesure que l’utilisation d’échantillons de la boite à rythmes Roland TR-808 se diffusait dans le monde du hip-hop, une pratique s’est imposée, qui consiste à utiliser un échantillon de la grosse caisse de cette boite à rythme, et à la traiter, souvent avec un effet de distorsion ou de saturation, puis à la jouer de façon chromatique pour en faire une ligne de basse20. Petit à petit, l’expression « 808 » a changé pour aujourd’hui qualifier uniquement cette sonorité, et non l’ensemble des sons produits par la boite à rythme TR808. Ici, on retrouve donc un dossier intitulé « 808 », qui contient différents échantillons de cette grosse caisse, traités de façon différente, c’est à dire plus ou moins saturés, plus ou moins longs, ou filtrés différemment21. Je ne vais pas lister ici l’ensemble des dossiers et sous-dossiers de sa banque de sons, ce qui serait fastidieux et n’apporterait pas d’informations réellement pertinentes. Il suffit de noter qu’on retrouve des dossiers compilés à partir de banques existantes en fonction du type de sonorités, mais aussi des banques complètes22 téléchargées sur Internet, comme la banque « Saints Vocal Trap » commercialisée par Black Octopus23, ou bien des banques plus spécialisées, comme « Symphony Series Percussion Library », qui comprend des échantillons de percussions d’orchestres symphoniques classiques.
Je retrouve cette prévalence des banques commerciales d’échantillons dans de nombreux cas, à l’occasion de séances de création en studio, comme chez le beatmaker Jeuuss. Toutes ses pistes rythmiques sont en effet produites en utilisant le logiciel Battery 4, de Native Instruments (une ressource également téléchargée grâce au peer-to-peer). Il s’agit d’un échantillonneur logiciel qui dispose d’une grille de 96 emplacements (chacun correspondant à une note sur le clavier) sur chacun desquels peut être chargé un sample. Chaque sample peut être ensuite modifié à l’aide de fonctions d’édition (découpe, positionnement du début et de la fin, bouclage, sens de lecture) mais aussi de fonctions correspondant à sa tonalité et à son amplitude (modification de la hauteur et enveloppes), et d’effets de traitement (compression, filtre, écho, réverbération). Battery 4 est livré à l’installation avec une banque d’échantillons percussifs accessibles via un navigateur intégré, et c’est dans cette banque que Jeuuss vient chercher les sonorités percussives qu’il utilise. Les échantillons qui s’y trouvent, classés dans des kits, ne sont pas des samples « bruts » ou de simples enregistrements, mais ils ont été traités et paramétrés en amont par les concepteurs du logiciel pour pouvoir être utilisés directement, sans que l’utilisateur n’ait besoin de leur appliquer d’effets de traitements ou de modifier leurs timbres (bien que cela reste évidemment possible). Les fréquences basses des hi-hats ont par exemple été supprimées, le signal audio des grosses caisses a été compressé pour faire ressortir les harmoniques, tout en conservant une attaque audible, les percussions ont été filtrées « en cloche » afin de ne conserver que les fréquences médium, et tous ont été « normalisés » c’est-à-dire que le niveau sonore le plus fort de chaque échantillon a été ramené à 0 dB. Certains ont même été traités de façon plus poussée, ou plus créative, avec l’utilisation d’effets de saturation, de modulation ou d’écho. Tous ces échantillons ont par ailleurs été numérisés en haute définition. Ainsi, l’utilisateur peut obtenir rapidement un résultat audible et agréable, proche d’un rendu professionnel. Jeuuss dispose donc de 30 kits de 96 échantillons rythmiques, soit près de 3000 échantillons « prêts à l’usage ». On y retrouve des samples de boites à rythmes classiques comme les Roland de la série TR, les Linn Drum, ou l’Oberheim DMX, mais aussi des percussions acoustiques (tablas, congas, bongos, shakers, tambourins, darboukas), des batteries acoustiques, ainsi que des kits conçus pour tel ou tel style, de la techno au funk ou à la trap24. Jeuuss choisit le plus souvent des samples de la boite à rythme analogique Roland TR-808 (kick, snare, hi-hats, claps). Il sélectionne ces éléments, dont il existe plusieurs versions pour chaque type d’échantillon, en fonction de ses goûts et de la « couleur »25 qu’il veut donner à son instrumental : un kick long et sourd avec un snare saturé donneront par exemple une tonalité plus sombre, tandis qu’un kick sec et court, accompagné d’un snare filtré dans les aigus, sera choisi pour un morceau plus léger.
Une des dimensions du processus de création rythmique relève donc ici d’une approche basée sur la collection et la sélection d’échantillons organisés thématiquement dans la banque de sons du beatmaker. Ces échantillons, pour la plupart paramétrés en amont par leurs concepteurs, permettent un travail rapide et efficace, et réduisent le temps accordé au travail de traitement (égalisation, compression, dynamique). Mais c’est ce même processus qui détermine la couleur et la personnalité d’un morceau de musique produit en régime numérique : le choix de tel ou tel égaliseur, de tel ou tel réglage sur un compresseur sur chacune des pistes peut modifier de façon importante le rendu sonore final d’un titre. Dans un certain nombre de cas, ces choix sont donc faits à partir des échantillons déjà traités, plutôt qu’à travers le travail de traitement lui-même, dans un processus qui s’appuie sur le travail préalable effectué dans le cadre de banques commerciales par d’autres acteurs, mais qui nécessite néanmoins une écoute informée, permettant de déterminer quels échantillons conviendront le mieux dans un contexte donné.
De la collecte à la transformation : le beatmaker en designer sonore
À l’occasion de cette séance avec Jeuuss, j’observe également des usages où les échantillons collectés sont ensuite manipulés et transformés. Jeuuss me joue par exemple une piste dite de « 808 », c’est-à-dire un échantillon de grosse caisse de la boite à rythme TR-808 saturé, puis joué chromatiquement pour faire office de basse, avec un effet de portamento où certaines notes glissent sur les suivantes. L’échantillon provient d’une banque de samples natifs de FL Studio et a été chargé dans EXS24, l’échantillonneur logiciel natif du logiciel audionumérique Logic Pro X. Des effets de traitement ont ensuite été appliqués à la piste pour retravailler son timbre et sa dynamique. Un effet d’égalisation est utilisé pour augmenter les basses fréquences. Un compresseur est utilisé « pour redonner un peu d’attaque »26. Enfin, Jeuuss utilise un logiciel modélisé à partir des caractéristiques techniques du compresseur analogique Fairchild 660, commercialisé dans les années 1960. Il est ici utilisé comme limiteur, c’est-à-dire qu’un seuil de niveau est défini, et que la compression vient ramener le volume de chaque note jouée jusqu’à ce seuil. En effet, sans compression, une basse de « 808 » va paraître plus ou moins forte selon les notes jouées en fonction des fréquences produites. Comme me l’explique Jeuuss : « Là c’est assis à sa place, bien rond, bien sage ». On est donc avec cet exemple face à un processus qui peut être qualifié de design sonore : bien que l’échantillon soit issu d’une banque de sons, une chaîne d’effets de traitement est mise en œuvre pour sculpter son timbre et arriver à un résultat qui diffère de façon notable de la sonorité originale. Même s’il n’utilise pas cette terminologie, c’est sans doute ce que veut dire Jeuuss quand il m’explique, en parlant de cette sonorité de 808, que c’est lui « qui l’a créée ». Cependant, on peut aussi noter comment l’effet sonore recherché correspond à l’un des marqueurs sonores les plus caractéristiques de la musique trap nord-américaine (Hasnain 2017).
Du sabar au sampler : les échantillons enregistrés
Au-delà de la collection, l’échantillonnage repose aussi sur des pratiques liées à l’enregistrement, à travers lesquelles les beatmakers se constituent des banques de données sonores à partir de matériaux enregistrés localement. Ces enregistrements correspondent le plus souvent à des sonorités largement utilisées dans les musiques populaires sénégalaises, mais qui n’existent pas sous la forme d’échantillons commercialisés en ligne. Il s’agit ainsi pour les beatmakers de mettre en place les conditions qui leur permettent d’accéder au sein de leur environnement numérique de travail à des instruments comme le tambour d’aisselle tama, les tambours sénégambiens sabar, ou le marimbalax (Péneau 2023b), qui ont une place centrale dans la musique populaire sénégalaise, et qu’ils sont donc amenés à intégrer à leurs propres créations.
À l’occasion d’une séance de création en studio, Jeuuss m’explique par exemple comment il a produit les percussions d’un titre des rappeurs sénégalais Canabasse, Zou Kana et Cheeks intitulé « Alléger »27. Toutes ces sonorités sont réunies dans un groupe de pistes que Jeuuss appelle les « thieboudieune » – en référence à un plat traditionnel sénégalais de poisson et de riz – et il est composé à partir d’échantillons de percussions (des tambours sabar) enregistrés par Jeuuss et répartis sur chaque touche du clavier avec le sampler logiciel EXS2428 : « J’ai appelé un percussionniste, il a joué, j’ai enregistré, j’ai découpé, j’ai enlevé les samples »29. Une autre piste de percussions est utilisée pour reproduire la sonorité du tama, un tambour d’aisselle très largement utilisé dans les musiques populaires sénégalaises. Il s’agit d’un instrument logiciel conçu par Jeuuss, qui a enregistré un joueur de tama dans son studio, puis découpé des échantillons pour les charger dans un sampler EXS24 : « C’était pour une session, on a fini la session, et j’ai dit au mec : « fais-moi ça, fais-moi ça, fais-moi ça ». Après je suis venu à la maison, j’ai découpé, j’ai créé mes samples ». Il a ensuite assigné le potentiomètre du EXS24 agissant sur la hauteur des échantillons à la molette de son clavier USB, ce qui lui permet de simuler l’effet produit par le joueur de tama lorsqu’il serre avec son coude les cordes de tension des peaux de la percussion afin de modifier sa hauteur tonale. La numérisation de ces percussions ne correspond donc pas uniquement à l’enregistrement de boucles ou de séquences, qui seraient ensuite intégrées aux projets réalisés dans un cadre logiciel : il s’agit véritablement de créer des instruments logiciels à partir des sonorités acoustiques qui ne constituent que le matériau de base de ces nouveaux instruments. En effet, une fois les instruments créés, Jeuuss est en mesure de jouer de nouvelles phrases percussives (et même mélodiques dans le cas du tama) à partir de son clavier, qui ne correspondent alors plus à celles enregistrées initialement. Jeuuss a donc créé un instrument hybride : il utilise les timbres et les caractéristiques sonores ou acoustiques des percussions sabar et tama, mais en les intégrant à un dispositif qui les transforme en instruments logiciels, réutilisables à l’envie, quels que soient le tempo, la structure harmonique, le style ou la durée des morceaux.
Les échantillons YouTube : enjeux, circulations, et pratiques de création
Au-delà des banques de sons et des échantillons fournis à l’installation des logiciels, certains beatmakers sénégalais utilisent aussi le site Internet de streaming vidéo YouTube comme moteur de recherche d’échantillons sonores. C’est par exemple ainsi que le beatmaker Passa a construit un de ses instrumentaux, examiné à l’occasion d’une séance au studio Deedo à Dakar30. Cet instrumental est composé dans le style trap : partie rythmique électronique, basse « 808 », mélodies noyées dans la réverbération, et samples de voix modifiées. Une vingtaine de pistes sont visibles à l’écran, dans la fenêtre d’arrangement. Une des pistes qui m’intéressent correspond à une sonorité de guitare. Pour me montrer son origine, Passa ouvre son navigateur Internet, et cherche sur YouTube la vidéo d’où est tiré l’échantillon utilisé dans ce projet : « D’habitude je tape sur YouTube, je vois les packs de guitare là. Je sample le son, et puis je traite ça d’une manière différente ». Il entre « guitar beat » dans la zone de recherche de YouTube, puis ouvre une première vidéo, intitulée « Smooth Guitar Beat – “Paradise Palms” (Prod Pacific) Daniel Caesar Type Beat »31, puis une seconde intitulée « Chill Vintage Guitar Beat With Vocal Chops (Prod Pacific) Khalid type Beat »32, mais aucune des deux ne correspond à celle dont provient le sample utilisé dans ce morceau. Ces deux vidéos sont en fait des instrumentaux33 composés par deux beatmakers néerlandais sous le nom de « Pacific »34, et diffusés sur YouTube pour promouvoir leur site Internet personnel, sur lequel les instrumentaux sont en vente35. Ce sont des « type beats », c’est à dire des beats produits et composés à la manière de tel ou tel artiste populaire (ici, Daniel Caesar ou Khalid). Des mots dièses permettent de leur assurer une certaine visibilité sur le réseau, et de rediriger les auditeurs, et clients potentiels vers un lien d’achat. Mais Passa semble plutôt utiliser ces type beats comme source d’inspiration ou comme source d’échantillons.
Bien qu’aucune des deux vidéos ne corresponde à celle qu’il recherchait, Passa décide d’utiliser la seconde pour me montrer comment il procède. Il copie l’adresse URL de la vidéo, puis ouvre le site Internet Youzik36 dans un nouvel onglet de son navigateur37. C’est un service qui permet de télécharger un fichier audio au format mp3 à partir d’une vidéo YouTube (sans aucun type de préoccupation concernant les droits d’auteur). Après avoir entré l’adresse de la vidéo, il peut ainsi télécharger le beat de Pacific sur son ordinateur. L’ensemble du processus dure à peine deux minutes, puis Passa m’explique l’étape suivante : « Maintenant je prends le sample, j’essaye de trouver le BPM »38. Il ouvre le logiciel Mixmaster39, sur son ordinateur, et y charge le fichier au format mp3 qu’il vient de télécharger. Il s’agit d’un logiciel initialement conçu pour les DJ, mais qui dispose d’une fonction de détection automatique du tempo, utilisée ici par Passa. Le tempo (120 pulsations par minute) est alors entré dans un nouveau projet FL Studio, et le fichier mp3 est chargé dans un sampler logiciel. Passa m’explique ensuite : « J’essaye de couper et de looper40 la partie que je veux (...). Quand j’ai loopé la partie dont j’ai besoin, je la pose ». En effet, après avoir sélectionné une boucle de guitare de l’introduction de cet instrumental, il la déplace vers la fenêtre d’arrangement, ce qui la convertit en un nouveau fichier audio. Puis il inverse le sens de lecture du sample, et lui applique des effets de traitement : une réverbération, une égalisation, et un écho. L’échantillon ainsi traité constitue le premier élément d’un nouvel instrumental sur lequel il commence immédiatement à travailler. Un sample de charleston fermé est chargé sur une nouvelle piste. Un sample de « clap » est également ajouté, suivi d’une grosse caisse et d’une cymbale. L’étape de l’arrangement peut alors commencer, et chaque séquence de chaque piste est copiée plusieurs fois à la suite dans la fenêtre d’arrangement. Dans l’heure suivante, il termine un nouvel instrumental de trois minutes construit à partir de ces quelques pistes.
De retour chez moi, je transfère la vidéo de cette séance sur mon ordinateur et la charge sur mon compte YouTube privé, afin de commencer la transcription et le sous-titrage. YouTube dispose en effet d’un outil adapté41 qui me permet aussi de garder mes vidéos en ligne sans pour autant les laisser accessibles au public. Les jours suivants, je procède à la transcription de ces vidéos, avant de m’apercevoir que celle dans laquelle Passa me montre sa façon de récupérer des samples sur YouTube a fait l’objet d’une réclamation. L’algorithme de ce site Internet permet en effet de reconnaitre un morceau de musique utilisé dans n’importe quelle vidéo, dans la mesure où il a été enregistré par le détenteur des droits auprès de YouTube42. Si j’avais voulu monétiser la vidéo sur ma chaîne YouTube, cela m’aurait donc été impossible, à moins d’en retirer la partie incriminée. Je regarde dans le détail cette réclamation, et constate qu’elle ne concerne pas le titre échantillonné par Passa, mais un titre d’un artiste qui rappe sur ce même instrumental. Le contenu incriminé correspond au morceau « In Denial » de l’artiste Ri$ky43, que je trouve rapidement sur YouTube. C’est un morceau de hip-hop sorti en janvier 2019, et qui a accumulé près de 15 000 lectures depuis lors. Il a été publié par la chaine YouTube « Hip-Hop Central News »44 qui poste régulièrement de nouveaux titres hip-hop de jeunes artistes, et c’est donc cette chaine qui monétise le morceau, et pas l’artiste lui-même ou son label.
Curieux, je déroule le fil des commentaires de la vidéo, et un certain nombre d’entre eux se plaignent du fait que cette vidéo soit monétisée, dans la mesure où ils ont tous acheté l’instrumental sur le site des beatmakers néerlandais Pacific, et signé à cette occasion un contrat qui stipulait qu’ils pouvaient utiliser l’instrumental dans leurs propres vidéos, sans qu’aucune réclamation pour droits d’auteur ne leur soit adressée. Il s’agit pour la plupart de youtubers ou de gamers qui diffusent des vidéos humoristiques ou se filment en train de jouer à des jeux vidéo, et ont donc besoin de musiques d’ambiance pour leurs vidéos. Mais après avoir acheté cet instrumental en imaginant pouvoir l’utiliser, ils ont dû recevoir le même type de réclamation que celle que j’ai reçue. Ils ne peuvent donc plus diffuser leur contenu ou le monétiser sans avoir préalablement supprimé le passage contenant l’instrumental incriminé, bien que la chaine « Hip Hop Central News » ne dispose vraisemblablement pas des droits d’auteur de cet instrumental, et qu’il semble toujours appartenir à Pacific, puisqu’ils ne l’ont vendu qu’en « lease », c’est-à-dire sans exclusivité, et en conservant leurs droits sur ce titre en tant que compositeurs originaux.
Cet exemple illustre les modalités selon lesquelles des sonorités, des ressources et des connaissances peuvent circuler dans la scène hip-hop et dans le beatmaking à l’échelle mondiale. Un instrumental composé et produit par des beatmakers néerlandais est acheté par un rappeur américain, utilisé par des gamers et des youtubers originaires d’Inde et de Roumanie, et est échantillonné par un beatmaker sénégalais qui, après en avoir extrait une boucle et en avoir inversé le sens de lecture, l’utilise comme « idée de départ » pour une nouvelle création, sans réellement se préoccuper des implications légales de sa pratique en termes de propriété intellectuelle. Mais il s’agit également de s’interroger sur ces objets sonores, qu’il s’agisse des échantillons ou des beats à partir desquels ils sont réalisés, qui sont finalement vendus (quand ils ne sont pas obtenus illégalement) sous le même statut juridique. À chaque étape de leur transformation, passant d’un usage à un autre en ligne, ils acquièrent un statut mouvant et flou, qu’on les considère du point de vue de la création (qui en est l’auteur?), ou du droit (qui est propriétaire de la valeur ajoutée qu’ils peuvent dégager à chaque étape?). La pratique du sampling trouve en fait ses origines dans le hip-hop et auprès des DJs, qui sélectionnent des éléments spécifiques de disques de soul et de funk pour les mettre en boucle grâce à leurs platines. Cette technique permet de créer de nouvelles compositions musicales et de prolonger la durée de danse sur la piste (Demers 2003). Toutefois, si le sampling est aujourd’hui strictement encadré par les lois sur le droit d’auteur aux États-Unis et en Europe, rendant l’utilisation de chaque échantillon soumise à l’approbation des ayants droit et à une compensation financière (McLeod 2005), la situation au Sénégal est bien différente. L’absence de mise en application stricte des règles liées à la propriété intellectuelle permet encore aux beatmakers sénégalais de piocher dans les catalogues d’autres artistes pour y trouver l’inspiration et les matériaux de base de leurs instrumentaux (Péneau 2023a). Cette latitude dans l’usage des samples s’explique par plusieurs facteurs structurels. D’une part, la réglementation sur les droits d’auteur au Sénégal, bien que théoriquement existante, est peu appliquée dans le domaine des musiques urbaines et du beatmaking. La majorité des productions hip-hop sénégalaises circulent dans un écosystème numérique où la question de la propriété intellectuelle est peu prise en compte : les plateformes comme YouTube et les réseaux sociaux sont privilégiés pour la diffusion, tandis que les producteurs et les beatmakers se procurent leur matériel sonore via des téléchargements en peer-to-peer, des banques de sons gratuites ou des enregistrements directs. Contrairement aux marchés européens et américains où les procès sont nombreux dans le cas d’emprunts non déclarés (Montas 2020), la situation sénégalaise permet encore aux beatmakers d’exploiter des boucles et des extraits sonores sans risquer de sanctions ou de restrictions sur leurs créations. En l’absence d’une industrie musicale locale structurée autour des questions de redevances et de répartition des droits, les beatmakers utilisent une approche pragmatique et exploitent les ressources disponibles sans se préoccuper de leur origine. Enfin, l’économie du beatmaking au Sénégal repose sur une logique où les revenus proviennent moins de la monétisation des streams que des commandes directes de beats pour des rappeurs, des marques ou des productions audiovisuelles. Dans ce contexte, la question des droits liés aux samples se pose rarement, car les transactions sont souvent informelles et peu soumises aux cadres légaux internationaux. Cette situation permet aux beatmakers de fonctionner selon leurs propres règles, adaptées à un marché où la priorité est de produire rapidement et efficacement, plutôt que de sécuriser chaque sample sur le plan juridique.
Conclusion
Les recherches ethnographiques menées au sein des studios de beatmakers sénégalais révèlent la diversité des enjeux liés à la pratique du sampling et mettent en lumière la complexité des dynamiques créatives, technologiques et culturelles qui structurent la production hip-hop locale. Véritables espaces de savoir et de création, les banques de sons permettent d’accéder aux modalités selon lesquelles les beatmakers naviguent entre des ressources numériques globalisées – accessibles via Internet et les plateformes de partage – et des matériaux sonores locaux qu’ils enregistrent eux-mêmes pour intégrer des éléments des musiques populaires sénégalaises à leurs productions. L’analyse des modes de classification et d’organisation des échantillons révèle que ces collections ne sont jamais figées, mais constamment remodelées en fonction des besoins créatifs et des évolutions stylistiques. Elles reflètent ainsi les stratégies d’anticipation et d’adaptation des beatmakers face aux mutations des pratiques de production musicale à l’ère numérique. La gestion de ces banques de sons nécessite en effet une expertise à la fois technique et artistique, où le beatmaker agit en curateur, sélectionnant et assemblant les échantillons en fonction de leurs propriétés sonores et des contextes de production. Mais le travail du beatmaker peut également s’inscrire dans une logique de design sonore où la manipulation et la transformation des samples jouent un rôle central.
Le choix d’un son ne relève cependant pas uniquement de critères esthétiques ou pragmatiques, mais aussi de logiques stratégiques pouvant inclure des dimensions sémantiques et culturelles. Chaque échantillon porte en lui une histoire et des représentations issues de la société dont il provient. Ainsi, le tama porte la trace de la culture musicale sénégambienne précoloniale, mais aussi de la musique mbalax, alors même qu’il a été recontextualisé à travers un processus de numérisation. Le choix d’un échantillon correspond donc aussi à des stratégies liées aux significations et représentations portées par l’objet sonore. Il s’agit parfois pour les beatmakers de procéder à une actualisation (plutôt qu’à une simple reproduction), où un échantillon est « prélevé à un passé et/ou un espace social et culturel plus ou moins éloigné » (Puig 2017, 41), mais sans effacer l’ensemble des significations véhiculées par cet objet sonore, qui sont alors actualisées pour correspondre à un nouvel environnement. Cette étude montre aussi comment la protection – ou l’absence de protection – des œuvres et des objets sonores ne peut être dissociée des particularités du contexte local et du statut attribué aux créations en question (Olivier 2017). Il est donc indispensable d’appréhender ces enjeux en considérant les flux et les réseaux de diffusion de ces productions, qui s’étendent bien au-delà des limites du studio, de la ville ou du pays.
Remerciements
Le travail de recherche sur lequel s’appuie cet article n’aurait pu avoir lieu sans l’aide de l’EHESS, du projet ANR « Cultures du numérique en Afrique de l’ouest : musique, jeunesse et médiations » (AFRINUM, 2019-2024) et du Centre Georg Simmel UMR 8131). Merci également aux beatmakers, aux musiciens et aux musiciennes sénégalais qui ont participé à cette recherche.
Bibliographie
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C’est de cette façon que les beatmakers sénégalais désignent leur collection d’échantillons (ou samples).↩︎
Au Sénégal, les beatmakers ont aussi la charge de l’enregistrement, du mixage, et de la finalisation.↩︎
Cette méthodologie a initialement été développée sur ce type de terrain par Emmanuelle Olivier et Amandine Pras au Mali (Olivier et Pras, à paraître).↩︎
Les configurations matérielles des ordinateurs utilisés par les beatmakers sénégalais ne le permettent pas toujours (capacité des disques durs, mémoire vive, puissance du processeur). J’ai donc pu en réaliser trois, dans autant de studios.↩︎
Au sens linguistique (Récanati 1979).↩︎
Positive Black Soul, Boul Falé, autoproduction, 1992.↩︎
Certaines sources évoquent l’existence de plusieurs milliers de groupes de rap au Sénégal en 2000/2001 (Moulard 2008, 2009; Niang 2001).↩︎
J’utilise cette terminologie plutôt que celle de home-studio, dans la mesure où un certain nombre de ces studios ne sont pas installés au domicile de leurs propriétaires. À Dakar, on parle de « studio », sans se soucier de l’usage, des équipements, où du lieu d’installation.↩︎
Musique basée sur des rythmes et des percussions sénégambiens, des influences afro-cubaines, et des références pop-rock, et popularisée à partir de la fin des années 1970 par des artistes comme Youssou Ndour ou Baaba Maal.↩︎
Il s’agit en grande majorité d’hommes de 18 à 40 ans. Une seule femme beatmaker a pu être identifiée lors de mon terrain.↩︎
Expression formée à partir du mot « Sénégal », en inversant les syllabes, comme c’est aussi l’usage dans le rap francophone (Goudaillier 2011).↩︎
La popularité d’Instagram était alors également importante, bien que les usages ne relèvent pas encore de l’écoute musicale : il s’agissait plutôt d’un moyen de s’informer sur l’actualité des artistes. Au Sénégal, l’usage de TikTok ne se développe véritablement qu’à partir de la pandémie de COVID-19 (2019–2020), et son usage s’est depuis généralisé, ce que j’ai constaté lors d’un terrain dans la région du Sine Saloum, au sud du pays, en 2023. Apple Music n’est accessible au Sénégal que depuis avril 2020 et Spotify depuis mars 2021.↩︎
Ces abonnements restent difficiles d’accès pour la plupart des beatmakers sénégalais, du fait de leur prix mais aussi de la nécessité de posséder un compte bancaire ou Paypal pour y accéder. Certains y ont néanmoins accès, mais l’essentiel des banques proposées se retrouve quasi-systématiquement sur des sites pirates, en téléchargement gratuit.↩︎
Collections d’échantillons de percussions souvent basés sur des enregistrements de boites à rythmes.↩︎
Banque d’échantillons d’instruments acoustiques d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Voir : https://www.bigfishaudio.com/Roots-of-the-Middle-East-North-Africa↩︎
Voir : https://blackoctopus-sound.com/product/spaghetti-trumpet/↩︎
« Sound Effects » en anglais, abrégé en « SFX »↩︎
Voir : https://www.modernproducers.com/products/stellar-sound-effects?variant=12821205287025↩︎
Prononcé à l’américaine « eight-oh-eight ».↩︎
Voir à titre d’exemple https://youtu.be/9dIMThaoOYw?si=THgcWtO9aMFac0Pt↩︎
À titre d’exemple, les échantillons situés dans le dossier 808 de Primus sont disponibles ici : https://mesdocuments.aria.ehess.fr/s/eGSofpjM7TCKW3C↩︎
Ce type de banque comprend généralement un ensemble de catégories de sonorités qui permettent de produire un instrumental hip-hop complet sans nécessité de faire appel à d’autres ressources (sons de batterie individuels, boucles rythmiques, quelques instruments, des SFX).↩︎
Voir : https://blackoctopus-sound.com/product/saints-vocal-trap/↩︎
Voir : https://www.native-instruments.com/fr/products/komplete/drums/battery-4/↩︎
Transcription d’une séance en studio avec Jeuuss Beatz, le 21 décembre 2019 à Dakar.↩︎
C’est un effet logiciel modélisé à partir du compresseur analogique DBX 160, connu pour apporter une attaque plus franche à des sons de basse ou de grosse caisse un peu sourds.↩︎
L’instrumental présent sur l’album n’est pas exactement celui produit par Jeuuss et décrit ici, il s’agit certainement d’une version qui aura été retravaillée ultérieurement. Voir : https://www.YouTube.com/watch?v=eJw_3E7C3Fs↩︎
L’extrait vidéo sur lequel s’appuie cette séance en studio est consultable à cette adresse : https://youtu.be/Esifek9dq_4↩︎
Séance en studio avec Jeuuss Beatz, 20 décembre 2019 à Dakar.↩︎
Séance au studio Deedo à Dakar avec Passa, le 30/10/2019. L’extrait vidéo sur lequel s’appuie cette partie est consultable à cette adresse : https://youtu.be/korkIe_Jx6c↩︎
Il ne s’agit donc pas de samples, mais bien d’instrumentaux complets et finalisés.↩︎
Voir : https://www.YouTube.com/channel/UCZdOFFoAifGKG-8NOlcm7Ow↩︎
Voir : https://www.wearepacificmusic.com/beat/vintage-chill-guitar-beat-khalid-type-beat-2018-1926352?autoplay=yes↩︎
Ce site a depuis été désactivé mais il en existe de nombreux autres qui proposent le même type de service.↩︎
Ce site a depuis été fermé à la suite d’une action en justice pour contrefaçon intentée par la SCPP (Société Civile des Producteurs Phonographiques), mais il existe de nombreux autres sites similaires.↩︎
Battement par minute (tempo).↩︎
Vient du verbe anglais « to loop » : en français « boucler ».↩︎
Il s’agit de l’outil de sous-titrage et de transcription disponible ici : https://studio.YouTube.com↩︎
Ce qui peut être fait par l’artiste lui-même, par son label ou par son distributeur. Ici, l’algorithme a repéré l’origine de l’échantillon utilisé par Passa, malgré ses modifications.↩︎
Très peu d’informations sont disponibles sur cet artiste, qui semble avoir autoproduit son album.↩︎
Musiques : Recherches interdisciplinaires 2, n°1