Résumé L’idée poétique comme forme catalyseur de linteraction entre la danse et la musique Au-delà du spectralisme : multiphoniques sous une loupe cinématique « Kinoks » : exploration de la torsion temporelle « Neumes chorégraphiques » et corrélation geste-son Éléments rythmiques : le pont entre le pouls des danseurs et la structure compositionnelle Modulation des principes de l’écriture musicale par les techniques de danse Harmonisation du poids corporel et de la masse sonore dans l’espace scénique Conclusion Bibliographie

Kinok : d’un concept cinématographique à la fusion musique-danse. Approche inédite de Thierry de Mey et Anne Teresa De Keersmaeker

Vera Geslin
Laboratoire Passages XX-XXI, Université Lumière Lyon 2

Résumé

L’article est centré sur l’étude du phénomène de l’exploration simultanée de l’écriture musicale et chorégraphique qui se développe progressivement dans la création artistique contemporaine occidentale. Des collaborations renommées, telles que celle entre Igor Stravinsky et George Balanchine pour Agon, ou entre John Cage et Merce Cunningham lors de leurs happenings, servent d’exemples notables, bien que distincts dans leurs approches. Apparu à la fin du XXe siècle, Kinok de Thierry De Mey et Anne Teresa De Keersmaeker illustre la volonté de réciprocité à travers un processus formel inspiré autant par des logiques mathématiques que poétiques, juxtaposant l’écriture physique de la danse à la composition sonore. Stimulé par le concept de « Kino-Oki » de Dziga Vertov, De Mey explore son principe pour guider la co-création avec la chorégraphe. Comment cette logique cinématographique, capturant plusieurs perspectives simultanément, peut-elle être adaptée pour co-intégrer l’écriture musicale et de la danse? Et jusqu’où l’exploration conjointe d’un processus compositionnel peut-elle être poussée?

L’objectif de cet article découle ainsi de ce questionnement et vise à révéler les méthodes employées par le compositeur de Kinok. Pour réaliser cette étude, une approche paradigmatique a été privilégiée. À travers la création de « calques » basés sur l’observation de l’enregistrement vidéo et le suivi de la partition, nous avons recueilli des informations variées sur les mêmes séquences aux niveaux macro et micro. Ces éléments gestuels et sonores ont permis d’identifier des « nœuds » structurels clés dans la composition, mettant en lumière les « points de bifurcation » et facilitant la compréhension de la forme globale, ainsi que des processus essentiels de composition. Une démarche heuristique a également été employée par le recueil de diverses sources, incluant des interviews avec les créateurs, cruciales pour comprendre le processus créatif.

Les projets explorant simultanément les écritures musicale et chorégraphique constituent un phénomène relativement rare dans lhistoire de la création contemporaine occidentale. Des collaborations renommées, telles que celle entre Igor Stravinsky et George Balanchine pour Agon, ou entre John Cage et Merce Cunningham lors de leurs happenings, sont des exemples notables (Roquet 2019). Ces œuvres, bien que distinctes dans leurs approches, sont le fruit d’ambition commune de juxtaposer la danse et la musique dans une démarche nouvelle. Toutefois, malgré cette volonté d’interrelation, il était fréquent au cours du XXe siècle que les matériaux des deux disciplines soient délibérément gardés séparés pour éviter que lune nillustre lautre (Tsaregradskaya 2018)1. Apparu dans les années 1990, Kinok de Thierry De Mey et Anne Teresa De Keersmaeker exemplifie l’idée de limpact réciproque à travers un processus formel qui fusionne l’écriture physique de la danse avec la composition musicale2. Initialement conçu pour le spectacle Amor Constante, ce travail est devenu un jalon important dans la carrière de De Mey ainsi que dans l’évolution de la compagnie Rosas, en instaurant une philosophie d’échanges respectueux entre les disciplines où, par exemple, un simple mouvement peut susciter un rythme musical et inversement. Cette interaction découle naturellement des fascinations partagées entre les deux créateurs, comme celle pour limplacable régularité des phénomènes naturels, la sensualité extrême des gestes, l’enseignement du rythme de Fernand Schirren3 ou encore les œuvres de penseurs tels que Gilles Deleuze, Alexandre Kojève ou Georges Bataille.

Ayant déjà exploré la « musique de gestes » (Hands, Musique de Tables), la composition inspirée par la chorégraphie (Rosas Danst Rosas) et les films de danse (Love Sonnets), Thierry De Mey, formé en art cinétique, sengage désormais à appliquer le concept de Dziga Vertov dans sa nouvelle co-création avec Anne Teresa De Keersmaeker en 1993. Développé par Vertov, Svilova et Kaufman dans les années 1920, ce concept incarné par leur collectif « Kino-Oki » (ciné-yeux en russe) valorise le potentiel du cinéma à capturer le mouvement de l’œil et la capacité dobserver simultanément plusieurs scènes4. Cet idéal, où le montage permet dembrasser diverses perspectives à la fois, inspire ainsi la création musicale et chorégraphique à la fin du XXe siècle. Dans ce nouveau contexte artistique élargi, « kinok » désigne un jeu de superpositions, daccélérations et de décélérations réparties, par exemple, entre différentes parties du corps ou entre segments instrumentaux, enrichissant ainsi la perception multidimensionnelle de l’œuvre. Une telle approche créatrice soulève une interrogation pertinente d’un musicologue : par quelle manière cette logique cinématographique peut-elle être adaptée par le compositeur pour intégrer l’écriture musicale? Et jusquoù l’exploration conjointe dun processus compositionnel de la musique et de la danse peut-elle être poussée?

Lobjectif de cet article découle ainsi de ce questionnement et vise à révéler les méthodes employées par le compositeur de Kinok. Notre étude sest appuyée sur lanalyse de la partition pour un ensemble de dix instruments dirigés par Georges-Elie Octors5 lors dune performance au Kaaïtheater de Bruxelles en 1995, ainsi que sur lenregistrement vidéo de cette représentation par la compagnie Rosas6. Nous avons adopté une démarche heuristique pour recueillir diverses sources, incluant des interviews avec les créateurs, cruciales pour comprendre le processus créatif de Thierry De Mey, marqué par une oscillation entre objectivisme et subjectivisme. Bien que ce compositeur adhère initialement à un principe rationnel, il ne reste jamais strictement lié à cette directive, préférant adopter le principe trouvé comme une impulsion plutôt quune contrainte. Cette approche lui permet daffiner intuitivement la stylistique de son œuvre, s’éloignant du rationalisme jusqu’à parfois oublier le point de départ. Face à cette flexibilité, il a été nécessaire dadopter une perspective « particulariste », inspirée par Nicolas Donin, qui consiste à répondre spécifiquement aux défis de cette création singulière plutôt que de tenter de construire une théorie généralisatrice7. Pour ce faire, une approche paradigmatique a été privilégiée. À travers la création de « calques » basés sur lobservation de lenregistrement vidéo et le suivi de la partition, nous avons recueilli des informations de types très variés sur les mêmes séquences aux niveaux macro et micro. Ces éléments gestuels et sonores ont permis didentifier des « nœuds » structurels clés dans la composition, grâce à des traits répétitifs ou à leur absence significative, mettant en lumière les « points de bifurcation »8 et facilitant la compréhension de la forme globale, ainsi que des processus essentiels de composition que nous exposerons dans la partie principale de cet article.

L’idée poétique comme forme catalyseur de linteraction entre la danse et la musique

Présenté en 1994 par la compagnie Rosas, Kinok fait partie d’un grand spectacle intitulé Amor constante más allá de la muerte, dont la création était inspirée du poème de Francisco de Quevedo9. Ce texte, représentatif du baroque espagnol, aborde le thème éternel de la lutte entre éros et thanatos, de lamour qui persiste au-delà de la mort. La question centrale est donc : jusquoù la mémoire peut-elle exister et combattre la mort? Le processus de la co-écriture danse-musique dans Kinok découle de cette dynamique narrative, où chaque danseur est couplé à des thèmes ou à des instruments spécifiques. Notamment, Marion Ballester, associée au hautbois, représente lamour; Sarah Ludi, en harmonie avec la clarinette, symbolise l’âme, le souvenir. Philipp Egli, associé au violoncelle, représente un amoureux, tandis que Brice Leroux, évoquant la mort, incarne loubli et se rattache aux instruments à clavier. L’enjeu se crée ainsi entre les danseurs et les strophes du poème, tout comme les relations entre la signification des mots. Par exemple, le personnage symbolisant loubli et la mort acquiert une importance cruciale tout au long du spectacle. Alors que la scène déborde de gestes et de sonorités, il approche chaque danseur et les prive des mouvements initiaux sur lesquels tout était fondé, comme sil effaçait des souvenirs. En contrepartie, dautres personnages, tels que des mémoires, se joignent à des solistes dans des duos, ajoutant de la complexité à lensemble. Un personnage curieux, le « fou » dOsman Kassen Khelili, sajoute à cette structure cohérente pour intervenir avec des mouvements brefs, brusques et libres, permettant de relativiser le système rigide par un facteur inverse.

La dimension poétique se reflète également dans lorchestration : lensemble comprend dix instruments, dont les entrées sont corrélées avec celles des danseurs. La forme globale est divisée en 8 kinoks (nom des sections donné par le compositeur) qui correspondent à 370 mesures au total. Cinq grandes parties peuvent être identifiées, en lien avec la narration gestuelle : l’exposition du sujet qui établit les fondements initiaux d’un discours gestico-sonore par le hautbois et la soliste (personnage de l’amour de Marion Ballester). Cette introduction se divise selon le schéma classique arsis-thésis, marquant un moment de doute sur la nature sonore (s’agit-il des multiphoniques?) suivi d’une révélation de la réponse. Une courte suspension facilite la transition vers la deuxième grande partie, qui forme le « nœud » de lintrigue (et lapparition du personnage de lamoureux), conduisant tout lorchestre à son exposition. La partie III présente un tableau riche en masse corporelle et sonore et marque ainsi le sommet dans le développement du discours, qui se résout dans la partie suivante par une épuration et simplification du matériel. Le retour à l’énergie du début clôt le cycle dans la réexposition, mais avec une transformation du matériel sonore et gestuel initial. Dans la partie V finale, en parallèle avec le personnage de l’oubli qui « reprend » les gestes des danseurs, le piano « absorbe » les séquences introduites par le solo du hautbois. Un véritable moment d’« ictus »10 se produit alors, où le processus atteint son apogée et s’inverse inévitablement, évoquant la marche dont chaque pas, presque achevé, contient déjà l’élan du suivant – un élément significatif pour les deux élèves de Fernand Schirren11. Ainsi se révèle un grand « kinok », où les couches de la performance se rencontrent et se basculent, illustrant la complexité et l’interdépendance des éléments musicaux et chorégraphiques.

De manière globale, Thierry De Mey compare lapproche formelle de ce travail à celle des Palmiers Sauvages de William Faulkner, caractérisée par des structures parallèles dont les connexions se révèlent progressivement au fil du développement de l’œuvre. Durant l’écriture, le compositeur reste conscient des positions et des mouvements des danseurs dans chaque séquence, il adapte et réajuste constamment sa partition pour préserver une harmonie organique avec la chorégraphie. Une interaction complexe entre les diverses logiques – rythmiques, instrumentales, cinétiques – sert d’impulsion pour le travail commun. Toutefois, ces logiques sont gérées par la suite de manière assez libre dans la quête des solutions élégantes pour éviter tout formalisme. Dans notre analyse, nous avons identifiés six méthodes qui se manifestent à différents niveaux du processus compositionnel. Malgré leur diversification, elles sont unifiées par un même objectif : intégrer l’écriture musicale dans une démarche interdisciplinaire avec la danse. Nous allons par la suite présenter ces six principes employés dans Kinok.

Au-delà du spectralisme : multiphoniques sous une loupe cinématique

Après avoir investigué un système harmonique cohérent à travers les modes différentiels (Undo, Amor Constante), Thierry De Mey s’est lancé un nouveau défi en 1993 en rejoignant lIRCAM. Il ambitionnait d’y intégrer les outils développés pour les recherches spectrales, tout en les adaptant à ses propres objectifs. Selon les souvenirs du compositeur, durant cette période, deux tendances se distinguaient dans ce centre de recherche : la composition spectrale qui se fondait sur lanalyse du son et lemploi de micro-intervalles comme les quarts de ton, et ceux, à limage de la « veine néo-Boulez », qui préféraient maintenir l’échelle chromatique tout en exploitant les nouvelles technologies pour une écriture innovante, sans se focaliser sur les fréquences. Thierry De Mey, faisant partie de la nouvelle génération, a choisi de sinspirer des méthodes spectrales mais sans nécessairement utiliser des micro-intervalles dans sa partition12. Plutôt guidé par des contraintes scéniques et instrumentales que par un choix d’un courant esthétique, il écarte ainsi lusage des quarts de ton dès le départ pour se concentrer sur ce qui lintéressait le plus : incorporer la logique cinématographique dans l’écriture musicale de Kinok. À cette fin, il développe un principe inspiré par l’étude des multiphoniques, qui simule un effet de « zoom » caméra. Ensemble avec Laurent Pottier et Michael Malt, il crée des patches permettant de disposer le matériel sonore de manière progressive, avec l’apparition graduelle des partiels d’un accord multiphonique, allant de la composante la plus faible à la plus forte, en termes de perception. De cette façon, au début du solo de hautbois les « partiels » sont exposés progressivement, commençant par les notes les moins perceptibles et se dirigeant vers les plus fortes, dépliant ainsi laccord dans le temps jusqu’à ce que les sons soient clairement identifiés comme composants de multiphoniques (mes. 1-38; voir Figure 1). Par la suite, lentrée de la clarinette (mes. 39) introduit un frottement qui évoque le doute sur la nature sonore et qui se clarifie lorsque les instruments à vent jouent ensemble (mes. 67), révélant enfin la caractéristique multiphonique du passage. Ce développement atteint son point culminant quand lunisson entre hautbois et clarinette 2 (mes. 74) précède lapparition des multiphoniques clairement définis au hautbois (mes. 76). La présence des multiphoniques est ensuite renforcée par dautres instruments, comme le célesta qui souligne les notes principales (mes. 89), et le piano qui les rejoint avec un accord complet (mes. 116). Avec lapparition des nouveaux instruments, les « zooms » des multiphoniques sont répartis sur d’autres pupitres. Maintenant, le processus orchestral est inversé : ce sont les partiels joués par le piano qui peuvent conduire aux multiphoniques du hautbois.

Bien entendu, cette approche, centrée sur des composantes d’un son multiphonique, évolue au fur et au mesure par la recherche dune écriture élégante et une adaptation à la logique instrumentale13, marquant ainsi lintervention de lintuition du compositeur. Comme pour d’autres principes qui seront présentés par la suite, Thierry de Mey modifie ses propriétés initiales de sorte que la chorégraphe élimine les mouvements gestuels trop encombrants au profit de l’ensemble du tableau14. Et cest à ce moment que commence un véritable acte créatif, influencé par la logique de la danse. Le compositeur adopte ainsi une vision similaire à celle d’Anne-Teresa De Keersmaeker, privilégiant la clarté au détriment de la complexité technique. Consciente que la durée et la densité du spectacle pouvaient nuire à la perception et à lengagement du public, la chorégraphe était prête à simplifier les éléments les plus élaborés pour renforcer limpact dramatique de la performance (Guisgand 2017). « Elle possède une capacité remarquable à retracer un tableau sur le moment, sans hésitation », partage le compositeur (Geslin 2023). Bien quil lui soit difficile de « gommer » le matériel déjà créé, De Mey sinspire de ce regard et adapte ainsi l’écriture de Kinok pour la rendre plus captivante, soulignant limportance de la collaboration avec les danseurs et lefficacité perceptive de l’œuvre.

« Kinoks » : exploration de la torsion temporelle

Par le terme « kinok » dans le cadre de cette création Thierry De Mey exprime le principe d’une organisation temporelle particulière qui permet que les divers mouvements chorégraphiques et sonores se rejoignent dans une simultanéité perceptible par le public. Le compositeur parle des « zooms avant » et des « zooms arrière » mesurés dans le temps, qui sentrecroisent comme des miroirs pour créer une torsion temporelle. Pour illustrer ce principe, examinons la séquence du début de l’œuvre, déjà évoquée, qui implique le hautbois et les deux clarinettes.

Kinok 1 (mes. 1-44). Le concept de « zoom avant » est utilisé ici par le compositeur pour décrire le rapprochement progressif des périodes dans un cycle musical. Dans le cas du hautbois, le premier cycle comporte 14 périodes de séquences, débutant par un passage virtuose de notes partielles dun accord multiphonique et finissant par la tenue de la note la plus forte de cet accord. La durée de ces périodes diminue progressivement : la première dure 48 temps, la deuxième 24, la troisième 20, la quatrième 16, etc., illustrant une accélération du temps où les périodes se rapprochent et se densifient. Lors de cette accélération, le hautbois rencontre la clarinette, qui introduit une anticipation marquée par un « zoom arrière ».

Kinok 2 (mes. 45-79). Le hautbois entame un nouveau cycle avec des « zooms arrière », tandis que la clarinette exécute des périodes qui se condensent en temps (« zooms avant »), créant un jeu de miroir entre les deux instruments. Alors que la clarinette accélère, le hautbois commence à ralentir, marquant lintroduction de kinok numéro 2. À la mesure 67, la clarinette 2 entre en jeu, suivant également le principe de laccélération, jusqu’à un point où la dynamique sinverse, revenant à un « zoom arrière ». Ce pivot mène au démarrage du kinok 3. Une telle organisation rythmique, présentée ci-dessous par les extraits de la partition et le schéma associé, montre comment les harmoniques dun accord multiphonique sont étalés dans les mesures, représentant une superposition complexe de temporalités qui sentrecroisent pour se modifier mutuellement et se tordre.

Figure 1: Extraits de la partition avec les remarques de l’autrice de l’article : le début du kinok 1 (mes. 1-17, 2) et le début du kinok 2 (mes. 45-54)


Figure 1: Extraits de la partition avec les remarques de l’autrice de l’article : le début du kinok 1 (mes. 1-17, 2) et le début du kinok 2 (mes. 45-54)

Figure 2: Schéma structurel des kinoks conçu par l’autrice de l’article (correspondant aux mesures 1-88 de la partition)


Figure 2: Schéma structurel des kinoks conçu par l’autrice de l’article (correspondant aux mesures 1-88 de la partition)

Nous observons ainsi un temps musical lent qui saccélère, mais joué sur un fond de valeurs rythmiques qui se déplacent dans la direction opposée, créant ainsi une accélération constamment contrecarrée par une décélération. Cette même dynamique est également appliquée à la chorégraphie : les danseurs en solo débutent par des périodes de mouvements qui correspondent parfaitement à celles des instruments. Ils comptent dabord jusqu’à 48, puis 24, puis 12, en accélérant leurs gestes progressivement. Dans cette configuration, un danseur accélère tandis que dautres sarrêtent, et un danseur à gauche peut être à l’unisson dautres qui se déplacent lentement à droite; cette disposition évolue graduellement et, à la fin, nous observons une composition corporelle qui semble être « coupée par le milieu » (Geslin 2023). Au début de l’œuvre, ce schéma structurel est donc respecté en termes de mesures, et les danseurs le suivent rigoureusement. Cependant, avec le temps, il sadapte et prend vie, laissant place à dautres principes. Ainsi, la valeur des kinoks réside moins en elle-même quen tant que point de départ pour unifier la chorégraphie et la composition musicale sous une même démarche artistique, réalisant une superposition de différentes temporalités dans un contrepoint agogique entre la musique et la danse.

« Neumes chorégraphiques » et corrélation geste-son

Comme mentionné, dans Kinok, les danseurs exécutent des gestes précis qui sont étroitement liés aux phrases musicales, évoluant avec des mouvements en avant et en arrière, et alternant entre accélération et ralentissement, en écho aux « zooms » acoustiques. Ces gestes, initialement présentés dans le solo de Marion Ballester, associé au solo du hautbois, sont ensuite répartis parmi lensemble des danseurs. Thierry De Mey transforme ses mouvements distinctifs en symboles, créant une codification qui peut être manipulée en conjonction avec la partition musicale. Le compositeur compare ces unités gestuelles à des « neumes », utilisés ici pourtant de manière plus libre que dans le chant grégorien. Il développe son propre système symbolique quil superpose à la partition musicale, retravaillant ensuite les ébauches du solo. Ce processus précoce influence directement la composition des lignes mélodiques et rythmique du solo. Toutefois, lobjectif nest pas de maintenir constamment une correspondance entre gestes et sons – comme dans le cas des kinoks, cest plutôt un outil de travail. Dans certains cas, geste et son fusionnent de manière presque caricaturale de « mikey-mousing ». À d’autres moments, le geste peut anticiper le son, jouant avec la mémoire du public et provoquant un sentiment de révélation ou de déjà-vu.

Pour illustrer lapproche des « neumes chorégraphiques », examinons de plus près les mesures 1-38 de la partition, précédemment analysées sous langle des principes de temporalité. Ici, la corrélation entre le solo du hautbois et le solo de danse de Marion Ballester est particulièrement manifeste. La nomenclature utilisée dans la partition intègre des symboles spécifiques qui correspondent aux différents types de mouvements de danse, ainsi qu’à leurs diverses variations :

Les symboles présentés ci-dessus sont des « neumes » créés par le compositeur pour représenter spécifiquement les mouvements dans la composition (De Mey 2017). En complément, dautres signes ont été ajoutés à la partition par l’autrice de larticle pour distinguer mouvements et positions récurrents de la danseuse :


Figure 3: Extrait de la partition (mesures 1-17) avec les remarques de l’autrice de l’article


Figure 3: Extrait de la partition (mesures 1-17) avec les remarques de l’autrice de l’article

Ainsi, les éléments structurants, ou « neumes », de l’écriture musicale sont présents dès le premier solo de danse. Parallèlement, la ligne mélodique évolue à partir d’éléments de base en hauteur, comme les partielles de multiphoniques, créant des séquences qui s’accordent naturellement avec le réservoir gestuel de la danseuse. De plus, comme déjà souligné, cette progression est également marquée par une accélération rythmique similaire. La base de l’œuvre est donc sculptée à partir de différentes logiques qui sinfluencent mutuellement : le travail sur la temporalité, la manipulation des multiphoniques, la révision avec linstrumentiste, la recherche dune courbe sonore élégante, et enfin, la mise en pratique sur scène avec la danse.

Éléments rythmiques : le pont entre le pouls des danseurs et la structure compositionnelle

Au début du processus de cette création, les danseurs travaillent méticuleusement avec des maquettes rythmiques, apprenant le nombre de périodes dans les cycles de chaque kinok. Néanmoins, avec le temps, ils éprouvent un besoin croissant d’énergie et de pulsation. Pour répondre à cette exigence, des éléments rythmiques ont été intégrés de manière cohérente par le compositeur, tout en respectant à la fois les logiques des périodes temporels, ainsi que lordre des sonorités des accords de multiphoniques. Dès la mesure 94, le célesta commence à introduire des séquences rythmiques inspirées de la progression du cycle du hautbois, comme une série de 12, 7, 5, 4, 3, 2.5, 1.5, 1.5 temps. La séquence peut varier, adoptant des configurations telles quune forme de « serpent » (12, 5, 7, 4, 3, 3, 2, 2, 2.5, 2.5), ou encore d’autres figures. Cette progression se produit au niveau microscopique dans les croches des mesures 116 à 119, montrant comment les éléments rythmiques complètent organiquement larchitecture musicale sans la perturber.

Le compositeur réutilise ainsi la même structure rythmique dans divers instruments tels que le piano, les cordes et les percussions, reflétant le cycle temporel initial du solo du hautbois. À partir de la mesure 141, la contrebasse intervient, apportant des « coups » qui progressent selon le même schéma rythmique, renforçant progressivement la sensation dun pouls. Cette pulsation croissante jusqu’à presque scansion, évoquant les ballets de Stravinsky, injecte une vitalité indispensable au développement de la chorégraphie, permettant aux danseurs de s’émanciper des contraintes des calculs initiaux pour une expression plus intuitive. Une telle dynamique rythmique prépare également le terrain pour les solos des instruments à cordes, notamment celui du violoncelle à la mesure 133, suivi par le solo du violon, qui débute avec une introduction brève à la mesure 215 et est pleinement développé à la mesure 248.

Modulation des principes de l’écriture musicale par les techniques de danse

Présent continuellement durant les répétitions, le compositeur est inévitablement influencé par les gestes, postures et progressions des danseurs, et se trouve poussé à les « traduire » en musique. Ceux-ci, ayant initialement travaillé à leur tour à partir des propositions musicales, deviennent les catalyseurs de nouvelles inspirations musicales. Une transition de la logique se produit : de celle initiale, presque mathématique, vers celle de mouvement, où l’écriture musicale sassouplit et sadapte aux contours fluides chorégraphiques.

Un exemple frappant de cette intégration est visible lors du solo de violoncelle (mes. 133), où un personnage incarnant le rôle de « lamoureux » fait son apparition. Sur scène, le danseur suit la technique de « shadowing », en imitant précisément les mouvements de la danseuse, mais exposés par terre. Cette imitation déplacée se traduit en éléments concrets pour l’écriture musicale, à travers le solo du violoncelle. Déclenché par lentrée en scène du danseur associé à cet instrument, ce solo est soigneusement préparé par le développement du matériel qui le précède : lintroduction d’une pulsation issue de la nécessité des danseurs et lassouplissement progressif des logiques musicales initiales. Cest dans ce contexte qu’il émerge naturellement, affranchi des contraintes antérieures, offrant ainsi une expression musicale qui résulte dune évolution chorégraphique.

Harmonisation du poids corporel et de la masse sonore dans l’espace scénique

Le moment central de la chorégraphie, marqué sur la partition comme kinok 7 (mes. 288-335), devient un point intense où la présence corporelle sur scène est maximisée. Le compositeur décide de poursuivre son exploration des sons multiphoniques, cherchant à amplifier la puissance sonore par le biais dun système de multiplication de différentiels de fréquences. Ce système sinspire des principes de la musique sérielle, mais adaptés pour manipuler les fréquences de manière singulière. Pour ce faire, les accords de multiphoniques sont simplifiés et les écarts de fréquence entre chaque note sont minutieusement calculés. Les partiels sont dabord transposés en notes MIDI, puis convertis en Hertz pour que les relations fréquentielles puissent être évaluées. Les valeurs obtenues sont ensuite retranscrites en notes MIDI et en notation traditionnelle. Ce processus permet la création dune série enrichie de notes qui, réappliquée, génère progressivement de nouvelles valeurs harmoniques, permettant leur application à divers instruments et une densification orchestrale. Une échelle de notes est ainsi fournie qui peut inclure ou exclure des répétitions, offrant une flexibilité créative, telle qu’un ajustement de ces séquences « à l’oreille », une optimisation de leur jouabilité et l’intégration de diverses couches rythmiques.

Cette technique se manifeste clairement à partir de la mesure 293 par des constructions de grandes courbes sonores, alternant montées et descentes. En particulier, de la mesure 311 à 318, une descente en cascade est réalisée en utilisant les données différentielles des accords de fréquences. Par la suite, tous les timbres de l’ensemble participent à cette texture complexe, à lexception du hautbois, dont le personnage associé disparaît également de la scène au même moment.

Conclusion

Au tournant du XXe siècle, le compositeur est confronté à la question : comment donner vie à des idées qui linspirent mais qui ne sont plus nouvelles (par exemple, l’étude des multiphoniques ou encore du processus temporel et de la forme)?15 Pour Thierry De Mey, la réponse vient naturellement : elle puise dans son parcours personnel. Formé initialement au cinéma, il travaille pendant une quarantaine dannées avec des chorégraphes de renom tels quAnne Teresa De Keersmaeker, Michèle Anne De Mey, Trisha Brown, William Forsythe, et Wim Vandekeybus. Ce cadre unique de collaboration lui a permis de développer une réflexion distinctive : considérer le mouvement équivaut à considérer le son. Lobservation du travail des danseurs de Rosas et des musiciens de lEnsemble Ictus provoque la volonté de trouver des démarches communes chez ce compositeur, en révélant sa profonde connaissance des deux arts, mais encore plus celle de lart cinétique dans son essence même.

Par ailleurs, les avancées technologiques lui permettent de progresser dans sa quête dun système harmonique et de reconsidérer certaines questions de l’étude spectrale, autrefois dominée par des « considérations scientifiques », selon le compositeur (Geslin 2023). Par exemple, lutilisation de la multiplication de différentiels de fréquences, bien que paradoxale puisquelle est « spectrale mais tempérée par nature »16, échappe à la nécessité de développer le matériel sonore uniquement à partir de la fondamentale. Un autre mode de pensée spectral, appliqué au temps, considère lespace entre les harmoniques comme une série mathématique qui introduit un schéma d’écriture. Enfin, la structure formelle de l’œuvre – le principe d’émergence au cœur du développement orchestral de Kinok – l’aligne conceptuellement sur le style des fondateurs de lensemble LItinéraire17, tout en se distinguant par une esthétique musicale unique.

Nous voyons comment, à partir de l’étude des multiphoniques pour hautbois, Thierry De Mey façonne son œuvre à la manière d’un concerto grosso, mais dans lesprit de son époque. Cependant, tout échappe à une définition précise, dominé par lenjeu cinétique, et aussi par lidée poétique du spectacle : la mort et la mémoire. Les éléments initiaux du solo, quil sagisse de la musique (hautbois) ou de la danse (Marion Ballester), se répandent progressivement dans tout lensemble. Ils sajoutent puis se retirent de ce flux incessant d’énergie, saccumulant comme des souvenirs qui défilent, en modifiant leur perception au fil du temps. Incapables d’être retenus, ils débordent. La seule issue est de sen détacher progressivement : la mort les emporte, mais ne change pas leur caractéristique initiale – celle de lamour.

Cest dans ce paradigme d’inspirations que lambition de Dziga Vertov se prononce de nouveau à la fin du siècle, transposée à l’écriture musicale et chorégraphique à différents niveaux. La torsion temporelle assure une parfaite concordance entre les deux. Des « zooms » acoustiques et gestuels mènent à une véritable illusion sonore-visuelle. Ce travail très précis sur le réservoir des gestes et les composants des multiphoniques, face à une manipulation de grande ampleur sonore et corporelle, est comparable à un effet de grand « travelling arrière »18. Le but est atteint : la musique et la danse sentrecroisent, offrant une perception simultanée, en sappropriant les techniques dun art qui est lui-même le fruit de la transdisciplinarité, celui du cinéma.

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Roquet, Christine. 2019. Vu du geste : interpréter le mouvement dansé. Pantin : Centre national de la danse.

Szpirglas, Jérémie. 2016. Thierry De Mey – Parcours d’œuvre. Texte non publié. Archives privées de Thierry De Mey. Bruxelles.

Plouvier, Jean-Luc. 2001. « Entretien avec Thierry De Mey ». Bruxelles. http://www.ictus.be/counterphrases (consulté le 16 mai 2024)

Tsaregradskaya, Tatiana Vladimirovna. 2018. Le geste musical dans l’espace de la composition contemporaine : monographie. Moscou : Compositeur.

Vertov, Dziga. 1984. Kino-Eye: The Writings of Dziga Vertov. Traduit par Kevin O’Brien. Éd. Annette Michelson. New York : Plume.



  1. Les deux principes clés énoncés par Cage pour sa collaboration avec le chorégraphe : 1) la danse et la musique doivent partager une structure commune sans représenter mutuellement l’autre, et 2) dans le ballet moderne, les aspects personnels et physiques doivent être isolés, en raison de leur instabilité, jugée trop grande pour servir de fondement à l’art. Cage souligne ainsi que sa musique ne doit pas structurer la danse car ses propres principes sont tout aussi instables, annulant toute dépendance mutuelle. Par exemple, la non-linéarité et l’absence de relations causales, ainsi que l’amétrique et le manque de définition temporelle. (Voir : Cage, J. (2011), Silence. Wesleyan Univ. press, Middletown, Connecticut, 50th anniversary edition, p. 90. cité dans : Tsaregradskaya, 2018, p. 273)↩︎

  2. « […] un processus formel, mathématique, qui intégrait l’écriture et vice versa – sans se brider l’un l’autre, sans que la danse soit coupée de sa substance physique et sans que la musique soit coupée de sa musicalité et de son autonomie – c’était un défi », explique le compositeur (Geslin 2023).↩︎

  3. Dans les années 1980, Thierry De Mey fréquente l’Ecole Mudra pour assister aux cours du professeur du rythme Fernand Schirren, suivis également par Anne Teresa De Keersmaeker.↩︎

  4. Vertov considérait ainsi le cinéma comme un outil pour exploiter cette faculté et capturer dynamiquement la réalité. (Voir : Vertov 1984)↩︎

  5. Il s’agit de dix instruments de l’Ensemble Ictus : hautbois (Piet Van Bockstal), clarinette 1 (Dirk Descheemaeker), clarinette 2, piano, célesta (Jean-Luc Fafchamps), carillons, violon 1 (George Alexander van Dam), violon 2, alto, violoncelle (François Deppe), contrebasse.↩︎

  6. Les dix danseurs de la compagnie Rosas impliquées à la création de Kinok : Marion Ballester, Franck Chartier, Misha Downey, Philipp Egli, Thomas Hauert, Suman Hsu, Osman Kassen Khelili, Brice Leroux, Sarah Ludi, Christian Spuck.↩︎

  7. Dans son article « Analyser l’Analyse », Nicolas Donin défend une approche visant à « rendre compte des lois locales d’œuvres singulières plutôt que de construire une théorie résolument tournée vers la généralisation » (Campos et Donin 2009, 8).↩︎

  8. « Il ny a style que sil y a récurrence de traits » (Nattiez 1976, 360).↩︎

  9. Amour constant au-delà de la mort, Francisco de Quevedo (1580-1645), traduction du castillan par Thierry De Mey (De Mey 2017) :

    Fermer mes yeux pourra la dernière
    Ombre qui m’ôtera le jour clair
    Et cette heure pourra détacher mon âme
    Idolâtre, de son souci anxieux.
    Mais, sur l’autre rive, elle ne perdra pas
    La mémoire de pourquoi elle brûlait
    Ma flamme peut nager en eaux froides
    Et manquer de respect à la loi sévère.
    Âme qui fut prison pour tout un dieu,
    Veines qui ont nourri tant de feu,
    Moelles qui ont glorieusement brûlé,
    Leurs corps délaisseront, non leur tourment;
    Elles seront cendres, mais sensibles;
    Poussière seront, mais poussière amoureuse.↩︎

  10. Lictus, dans la notation du plain-chant, signale le sommet de la phase ascendante dune phrase musicale, avant sa détente et descente vers la conclusion, similaire au moment dune marche où le pas presque fini initie déjà le suivant. Au lieu de suivre la mesure, cette approche vise ainsi à capturer l’élan du mouvement, favorisant une prosodie corporelle flexible qui saccorde organiquement à la musique (Libert).↩︎

  11. L’enseignement de Fernand Schirren, professeur de rythme de Thierry De Mey et Anne Teresa De Keersmaeker, concevait l’ordre universel comme une alternance de « Hé » et de « Boum » : un cycle de saut, élan et retombée, avec une attention particulière portée à l’élément central de cette séquence.↩︎

  12. « De Lindberg à Grisey, en passant par Saariaho et Haas, voire Romitelli – chacun s’est inspiré de l’approche spectrale pour développer sa propre philosophie », partage Thierry De Mey, « l’une des questions déroutantes à l’époque, ce qui me semble incongru aujourd’hui : utiliser ou non des quarts de ton. Pour certains c’était même un choix esthétique. À l’IRCAM, nous avions de nombreuses discussions à ce sujet. J’échangeais beaucoup, par exemple, avec Jean-Baptiste Barrière : l’idée que j’utilisais les outils spectraux sans ajouter ensuite des quarts de ton dans la partition, cela semblait paradoxal. Il y avait toutes sortes de discussions, mais cela ne m’a pas trop préoccupé parce que j’étais absorbé par mon processus » (Geslin 2023).↩︎

  13. Le compositeur souligne l’importante contribution de François Deppe dans le travail d’orchestration (idem).↩︎

  14. « Au début, c’est rigoureux, j’obéis à ma propre logique et il y a très peu de notes étrangères. Parfois, j’utilise simplement des notes octaviées afin de respecter la logique des instruments pour rendre la pièce jouable, ou encore je modifie la courbe pour la rendre plus élégante [...]. C’est la même chose pour les danseurs : s’ils suivent uniquement une seule logique, à un certain point, s’ils doivent accélérer, ils ne pourront plus exécuter leurs mouvements tels quels – ils devront les modifier, sinon ils se retrouveront à bout de souffle » (idem).↩︎

  15. « Il me semble quon ne peut plus faire l’économie de la pensée de Grisey, quon ne peut plus ne pas saffronter à la question du modèle acoustique. Et saffronter à la question qui en découle, qui est peut-être LA question daujourd’hui : modèles acoustiques, daccord, mais comment en faire bouger? […] Cest évidemment plus simpliste dans le modèle spectral académique”, disons, sans effet cadentiel possible, sans effet de sensible, où lon se retrouve limité à une sorte de morphing” virtuose : dun champ harmonique à lautre, par pure translation. Pour ma part, jai trouvé un petit bout de solution dans mon vieux bagage d’“arte povera”. Je ne retiens des phénomènes sonores naturels que les pauvres bougres, ceux qui glissent, qui hésitent, qui sont en conflit interne : multiphoniques de hautbois ou de clarinette […]. Ces sons sont dynamiques, ils sont en battement, ils sont multiples au départ. Cest de ceux-là que jai besoin, ce sont eux que jimporte dans mes calculs » (Plouvier 2001).↩︎

  16. « Il y a ainsi un petit côté “Jen ai rêvé, linformatique musicale la fait” dans les rapports quentretient Thierry De Mey avec la technologie. Larrivée des premiers séquenceurs, qui lui évitent de découper les bandes à la main, est pour lui une vraie joie. Puis, à lheure des premiers balbutiements de l’écriture spectrale, le jeune compositeur sy attelle avec enthousiasme – mais de manière parfaitement artisanale : désireux de donner à son écriture une cohérence dans l’élaboration des hauteurs de son, il va même jusqu’à dessiner une gigantesque courbe logarithmique des fréquences sur les murs de son salon tapissés de papier millimétré, afin de repérer partiels et autres harmoniques. Lidée est de retrouver les mêmes distances en fréquence entre les différentes notes dun accord tempéré que celles dun accord donné […]. La démarche est, à l’époque (et aujourd’hui encore) paradoxale, puisque spectrale dans lesprit, mais tempérée de nature » (Szpirglas, 2016).↩︎

  17. Dans larticle « Les paradigmes du processus et du matériau et leurs crises dans la musique occidentale », Hugues Dufourt, à la suite de Dahlhaus, reprend lhistoire de la musique par rapport à la notion du processus dynamique, concept clé de Naturphilosophie, qui est vu comme lune des racines du romantisme musical. Selon l’auteur, le XXe siècle apporte une crise consécutive à la naissance de lexpressionnisme, l’« esthétique de linconscient et de la pulsion », lart dun « cri dalarme » de Schoenberg (l’« Urschrei »). Dufourt annonce ainsi « la fin d’une ère, celle qui a conçu le temps musical comme un développement substantiel ». Initiateur du terme « spectral » dans le contexte musical, il définit par la suite ce style en mettant laccent sur une nouvelle manière de concevoir le temps musical comme une forme d’émergence, plutôt que sur le traitement du matériau sonore lui-même, une interprétation souvent erronée de la musique spectrale : « On dit que la musique spectrale est une musique du son, du timbre ou de l’énergie sonore. Ces termes sont synonymes car le timbre nest rien dautre quune variation de la distribution de l’énergie sonore » (Dufourt 2012, 149–176).↩︎

  18. « Transposant à la musique des techniques propres au cinéma, l’écriture musicale de Kinok souvre comme un traveling arrière : partant dun gros plan sur un son multiphonique du hautbois, le cadre s’élargit en répartissant le spectre de ce son aux clarinettes, puis en l’éclatant au reste de lensemble orchestral, vents et cordes » (Szpirglas, 2016).↩︎




Musiques : Recherches interdisciplinaires 2, n°1