Une phénoménologie de l’écoute

Une phénoménologie de l’écoute [Rencension]

Ludovic U. Tourigny
Université Laval

Ouvrage recensé : Deschênes, Bruno. 2024. Une phénoménologie de l’écoute. Ouverture Philosophique. Paris : Éditions L’Harmattan, 332p. ISBN :978-2-336-44711-7.


Interprète de shakuhachi japonais, compositeur et chercheur indépendant, Bruno Deschênes livre ici son troisième ouvrage sur le thème de l’écoute, après deux autres publications sur le sujet parues chez L’Harmattan, soit Une philosophie de l’écoute musicale (2020) et L’écoute de la musique à l’esprit. Conformité, historicité et socialité (2022). Ce livre-ci se positionne dans la continuité de ces précédents travaux. Il fait partie de la « Série esthétique » de la collection Ouverture philosophique, dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot, qui vise « la confrontation de recherches et de réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes “professionnels” ou non » (page 2 de l’ouvrage). Cette mise en garde souligne un certain amateurisme que l’auteur reconnaît humblement dans cet ouvrage, expliquant souhaiter proposer une vision externe du sujet, celle d’un musicien, et non celle d’un philosophe ou d’un musicologue, ce qui s’avère être une approche pertinente dans le cadre de cet ouvrage-ci, lui conférant un ton assez rafraichissant qui lui est propre.

La volonté de l’auteur avec ce livre est de souligner un déséquilibre dans le discours phénoménologique sur la perception qui existe entre la vue et l’écoute, la seconde étant considérée comme d’une importance moindre par rapport à la première, y compris dans les écrits sur le dialogue, où elle semble pourtant être la modalité sensorielle à la base de toute possibilité d’échange. Bruno Deschênes met alors en avant la notion « d’écouteur », plutôt que d’auditeur, pour désigner celui qui écoute en faisant preuve d’une intentionnalité, un autre accent important de l’ouvrage, et qui se veut active et curieuse. L’auteur explique également que cette écoute marquée d’intentionnalité s’inscrit dans une « subjectité » (à ne pas confondre avec « subjectivité »), terme emprunté au philosophe Augustin Berque et dérivé du terme japonais shutaisei, désignant un état de conscience de soi et de ses choix par rapport au monde. Dans le cadre du dialogue, ce concept se manifeste sous la forme de « l’intersubjectité », soit le rapport entre le soi et l’autre vis-à-vis du monde vécu en commun lors de l’échange. Ainsi, l’auteur cherche à défendre l’idée de l’écoute comme d’une sphère de perception partagée, évoquant les idées de « coperception » et « d’interécoute », ce dernier terme référant à une écoute partagée soulignant ce qui lie les êtres et les choses plutôt que ce qui les distingue dans leur réciprocité.

Le premier des cinq chapitres du livre nous propose une analyse de la conception de la vision en philosophie, s’appuyant sur les travaux de phénoménologues reconnus et de diverses origines, tels que le français Maurice Merleau-Ponty et le japonais Kitarō Nishida. À partir de ce portrait de la suprématie de la vision, Deschênes construit sa proposition de l’écoute par rapport à la vue, comme une égale de cette dernière, dans le deuxième chapitre. Il s’intéresse ensuite, dans le troisième chapitre, à l’espace qui entoure le dialogue, s’interrogeant sur son rôle dans le processus d’écoute. Deschênes formule une description de l’espace comme un intermédiaire qui permet d’accueillir la conscience de soi, du monde et d’autrui. Pour lui, l’espace de l’écoute n’est pas fabriqué, mais plutôt quelque chose qui advient par le fait de le covivre avec les autres êtres qui l’habitent. L’avant-dernier chapitre s’intéresse à l’écoute de la musique, d’abord par rapport à l’espace, puis selon le prisme du goût musical et des conduites d’écoutes, ces prédispositions à l’écoute construite par notre bagage culturel. Ici, la posture d’interprète de musique japonaise de l’auteur sert parfaitement son propos, exposant un cas de reconstruction des conduites d’écoute d’un individu. Le dernier chapitre du livre s’intéresse quant à lui à la relation entre l’écoute et le dialogue. Il décrit comment le son, le silence, l’espace et la parole composent le dialogue. Ce chapitre définit également la manière dont la vision et l’audition ont besoin l’une de l’autre, pour nous situer par rapport au monde comme par rapport à autrui. Deschênes conclut en explicitant son propos développé au fil de l’ouvrage : que l’écoute est à la base du dialogue et de notre rapport à autrui, faisant d’elle un phénomène profondément relationnel et partagé.

Malgré son propos pertinent, l’ouvrage conserve un ton interrogateur durant toute sa durée. L’auteur se positionne, certes, en hérétique par rapport à la suprématie de la vision en phénoménologie, mais il le fait surtout pour souligner un manque apparent dans cette littérature, puis pour proposer une autre avenue à explorer : car l’objectif n’est ici pas de réfuter les travaux le précédant. Le bagage d’interprète de musique japonaise de Deschênes ajoute également une touche de fraicheur à sa réflexion, nous proposant des concepts et des visions pour étayer son propos qui sont issus de la philosophie japonaise, dépassant la limite imposée par nos réflexes de pensée occidentaux, l’ouvrage étant surtout adressé à un lectorat européen et nord-américain. Aussi, cette posture d’acteur externe à la philosophie est sans doute derrière l’écriture accessible et digeste de l’ouvrage. La fluidité de la lecture est cependant entravée par la gestion des références, mises en notes de bas de page aux côtés de notes de l’auteur. Cette mise en page est, certes, habituelle pour certaines traditions académiques, mais, selon-moi, l’usage d’un style auteur-date aurait sans doute été préférable pour améliorer davantage l’expérience de lecture de ces précisions pertinentes ajoutées en bas de pages.





Musiques : Recherches interdisciplinaires 1, n°2