Résumé Une écologie sonore urbaine à (re)définir À la recherche de nouvelles subjectivités éco-esthétiques L’écosophie guattarienne L’espace du Parc de l’Oasis-de-Saint-Albert-le-Grand La collecte des sons L’analyse typologique Composition d’œuvres musicales environnementales enregistrées Conclusion Bibliographie

La création musicale environnementale productrice de sensibilité éco-esthétique vis-à-vis des paysages sonores urbains

Ludovic Tourigny
Université Laval

Résumé

Le compositeur-théoricien Murray Schafer a proposé le concept de soundscape qui a transformé la manière de concevoir notre façon d’être au monde en s’interrogeant sur la mesure dans laquelle le son peut exercer une influence sur notre rapport à notre environnement. La distinction par Schafer et ses collègues entre des espaces de qualité hi-fi et lo-fi, amène une discrimination envers les espaces urbains, dont l’importante activité est principalement abordée comme une forme de pollution sonore. On cherche alors à réduire cette activité urbaine plutôt qu’à en explorer le potentiel esthétique. Il en résulte une fracture entre humanité et nature, alors considérées comme deux entités distinctes plutôt que comme deux éléments d’un tout qui les engloberait. On peut donc se demander comment la création d’œuvres de musique environnementale, un courant esthétique proposant des pièces composées à partir de field recordings, pourrait-elle engendrer une nouvelle sensibilité éco-esthétique vis-à-vis des paysages sonores urbains qui réparerait la fracture entre l’humain et la nature?

Je propose d’aborder cet enjeu selon le prisme de l’écosophie de Guattari dans une démarche de recherche-création qui amène une double immersion, dans le processus de création et le paysage. Mes objectifs sont : 1) procéder à une collecte de sons sur un espace urbain; 2) mener une analyse typologique à partir de paramètres définis par le WSP pour en comprendre les rôles perceptuels et culturels sur l’espace; 3) créer des œuvres de musique environnementale représentatives des pratiques compositionnelles de ce courant; pour 4) manifester l’écosophie guattarienne par la production et l’écoute de musiques environnementales.

À la fin des années 1960, le compositeur et théoricien canadien Raymond Murray Schafer a proposé le concept de paysage sonore (soundscape), pour désigner l’environnement sonore en tant qu’objet d’étude. Son livre, The Tuning of the World (Schafer 1977c) a ainsi posé les bases d’une écologie sonore attentive à la manière dont le son peut influencer notre rapport au monde et à l’environnement. Parallèlement au développement de l’étude des environnements sonores est apparue une esthétique de composition musicale exploitant les sons de l’environnement de plusieurs manières, allant de la simple présence comme fond sonore dans un contexte musical traditionnel à l’utilisation de ces sons comme éléments grammaticaux principaux de la construction de l’œuvre. Cette esthétique, désignée par des termes comme soundscape composition ou musique environnementale, s’est raffinée avec le développement des technologies d’enregistrement et de diffusion. Ce courant, par son usage de sons environnementaux, mène à une réévaluation de notre rapport à l’espace. L’environnement n’est alors plus considéré seulement comme le théâtre de phénomènes artistiques, mais aussi comme un intervenant à part entière de la pensée créatrice. Par conséquent, il faut chercher à comprendre de quelle manière les présences humaines et technologiques s’intègrent au sein du paysage sonore.

En outre, je m’intéresse donc ici aux rapports entre la création d’œuvres de musique environnementale enregistrées et l’écologie sonore, en particulier en ce qui concerne les milieux urbains. Cet article propose d’examiner avec une perspective de chercheur-créateur l’expérience d’une immersion au sein d’un paysage urbain de la ville de Québec, de laquelle découle une création musicale, et de s’interroger sur la manière dont cette démarche pourrait permettre de reconfigurer notre sensibilité aux milieux urbains au regard de la relation entre l’espace, la collectivité et l’individu.

Une écologie sonore urbaine à (re)définir

Schafer (1977c) et ses collègues du World Soundscape Project (WSP) ont identifié trois types d’espaces sonores réels (en opposition aux espaces virtuels et abstraits, notamment les compositions musicales) : le naturel, le rural et l’urbain. Les espaces urbains sont également inclus dans ce que Schafer nomme le Post-Industrial Soundscape, un soundscape transformé par les révolutions industrielles et électriques. Ces transformations, soit l’augmentation des bruits et de la pollution sonore, ont également eu des effets sur tout espace accueillant une présence humaine, toutefois dans une proportion moindre à celle des espaces urbains. Schafer (1977c) et Truax (2001) ont proposé, pour mesurer ces effets, d’attribuer les étiquettes hi-fi et lo-fi pour distinguer les différents espaces sonores en fonction de leur qualité. Toutefois, cela semble amener une forme de rejet des éléments sonores propres aux espaces urbains. Pour Augoyard et Torgue,

la sélection de paysages hi-fi, opère une discrimination justifiée du double point de vue esthétique et pédagogique. […] Toutefois, l’application de ce critère de clarté et de précision vient discréditer nombre de situations urbaines très courantes, imprégnées de flou et de brumes sonores si ce n’est de vacarme, et donc ressortissant à une catégorie de low-fi. (Augoyard et Torgue 1995, 8)

Cette distinction impliquerait alors, pour les membres du WSP, que la présence humano-technologique formerait une couche ajoutée à l’espace sonore et ne serait pas considérée comme une composante de cet espace. Ainsi, la présence auditive humaine et technologique est vue comme dommageable au paysage sonore urbain. Cette perspective entretient une fracture entre l’humain et le naturel, alors perçus comme deux entités distinctes, au lieu d’être envisagés comme deux composantes d’un tout.

L’étude menée par le WSP dans une sélection de cinq villages en Europe (Schafer 1977a; 1977b) montre que les chercheurs du groupe considèrent les sons typiques du paysage urbain, tel que celui de la constante circulation automobile, comme des sources sonores externes au paysage qui camouflent par un effet acoustique de masque les sons présents sur ce dernier. Ils ne sont alors pas considérés comme des composantes à part entière du paysage. Le modèle du WSP serait alors le paysage naturel, exempt d’activité humaine, que l’on chercherait à retrouver dans une perspective historique, dans l’idée d’un retour aux sources.

Truax présente les bruits et la pollution sonore comme des éléments invasifs qui font baisser le niveau de clarté d’écoute des sons (2017, 258-259). Pour cette raison, la perspective de l’écologie sonore selon le WSP s’intéresse principalement de manière esthétique aux espaces sonores non urbains et n’aborde pas les sons urbains sous l’angle de leur signification et de leur rôle dans le soundscape ou sous l’angle de leurs qualités esthétiques et musicales. L’objectif du WSP est alors plutôt de réduire la présence de ces sons urbains et de souligner leurs impacts possibles sur la santé de la population. Les travaux en urbanisme vont d’ailleurs souvent en ce sens, cherchant à réduire ou à transformer, avec des dispositifs artistiques (diffusions, installations et performances), les sons urbains (Belgiojoso 2014; Kang et Schulte-Fortkamp 2016). Certaines initiatives artistiques cherchent également à modifier les sons urbains : on peut penser, par exemple, aux installations du collectif O+A (Auinger et Odland s.d) ou au projet de sonification d’une ligne de tramway Song-Line (Bretesché et Gratineau 2016). Ce qui distingue ces différentes pratiques, c’est qu’elles s’inscrivent plutôt dans ce que Schafer appelle acoustic design (1977, 271), soit la transformation d’un espace déterminé par le prisme du son.

Cette situation peut s’expliquer par l’approche quantitative des travaux du WSP, qui mesure le niveau de pollution sonore en observant les volumes ambiants, ainsi que les sources sonores que l’on peut retrouver sur l’espace étudié. Truax (2019) propose, certes, une série de principes guidant une approche qualitative du travail autour des espaces sonores urbains, mais ces principes demeurent en partie ancrés dans la continuité des objectifs du design acoustique. Pour Augoyard et Torgue, « l’environnement sonore urbain peut être l’objet de deux opérations : être un objet à décrire ou un objet à transformer » (1995, 6). Cependant, on constate que les travaux dans la continuité de ceux du WSP montrent des efforts de description visant à justifier une transformation plutôt qu’une compréhension menant à l’établissement d’une relation esthétique avec l’espace urbain. Cette relation esthétique pourrait, elle, être établie par la création et l’écoute d’une musique construite avec des éléments sonores urbains, la musique environnementale.

À propos de la définition de cette musique, Robindra Raj Parmar adopte une posture résolument artistique : « The term “environmental music” describes aesthetic works that use field recordings as primary material » (Parmar 2019, iii). De mon point de vue, cette définition met de l’avant la caractéristique la plus importante de cette esthétique, soit l’usage de field recordings (enregistrements de terrain) comme matériaux principaux de la création. Dans le même ordre d’idée, Gallagher décrit la soundscape composition en énumérant ses pratiques communes, à savoir : « making field recordings, including the transduction of inaudible vibrations using devices such as hydrophones and contact microphones; making compositions from field recordings, and distributing these via CDs, MP3s, vinyl, radio or online platforms […] » (2015, 469). Le courant environnemental peut donc être présenté comme une musique construite à partir des sons entendus et enregistrés par le compositeur dans un/des espace(s) spécifique(s), permettant ainsi de réunir au sein d’une même création artistique des sons d’origine humaine, technologique et naturelle. Je reviendrai plus loin sur les pratiques compositionnelles communes de cette esthétique en évoquant certaines œuvres qui en sont représentatives.

Les pratiques associées à la création musicale environnementale les plus couvertes par la littérature sont ses formes de diffusions et de performances devant un public, dans un cadre événementiel (Derrick 2014; Sorce-Lévesque 2018), ainsi que la présentation d’installations sonores (Ouzounian 2008; Rose 2013; Truax 2017), soit les mêmes dispositifs que ceux retrouvés dans les travaux sur l’espace urbain. On peut donc se demander quels sont les enjeux et caractéristiques propres aux musiques environnementales enregistrées.

À la recherche de nouvelles subjectivités éco-esthétiques

La compréhension des sons urbains à titre d’expérience esthétique demeure une zone d’ombre de la littérature en écologie sonore. Cette absence relative découle de l’approche écologique généralement adoptée dans l’étude des espaces urbains, centrée avant tout sur le niveau et la pollution sonores. Il en résulte une fracture entre l’humain et l’environnement, considérés comme deux entités distinctes plutôt que comme deux éléments d’un tout qui les engloberait. Cette perspective met alors de côté la question du potentiel esthétique des éléments urbains, qui pourrait être révélé par une musique environnementale construite à partir des pratiques de créations et de diffusion dont Gallagher (2015) fait état. La production de musiques enregistrées permet ainsi de se distancier des projets basés sur des performances, des diffusions et des installations sonores en milieux urbains, qui sont plus communément privilégiés par les initiatives artistiques et urbanistiques, en plus d’enrichir ce catalogue négligé par la littérature en musique environnementale. Des projets de recherche-création, comme celui de Panourgia et Dupetit (2021), se sont également intéressés à la création d’œuvres à partir d’enregistrements de sons urbains. Toutefois, leur approche vise plus la décontextualisation de ces sons à travers la production de « fictions soniques » que la création d’une musique rattachée au contexte du paysage urbain original. On peut donc se demander comment la création d’œuvres de musique environnementale enregistrées pourrait engendrer une nouvelle sensibilité écologique et esthétique vis-à-vis des paysages sonores urbains qui réparerait la fracture entre l’humain et la nature.

L’écosophie guattarienne

Je suggère d’aborder la fracture humanité/nature par l’entremise de la notion d’écosophie, telle que proposée par Félix Guattari (1989; 2013). Le terme désigne l’articulation entre trois registres d’écologie ciblés par Guattari : environnemental, social et mental. Le premier registre fait référence aux rapports entre l’humain et l’environnement. Le deuxième registre écologique sert à décrire les réalités sociales, en référence à la collectivité. Quant au troisième, il décrit les enjeux reliés à la subjectivité humaine et s’intéresse donc davantage à l’individu. La mise en relation de ces trois niveaux écologiques vise à développer des pratiques d’être-au-monde et à révolutionner l’objet des luttes écologiques en soulevant des enjeux dépassant la simple préservation conservatrice de l’environnement par la considération d’enjeux reliés à la collectivité et à l’individu.

Guattari cherche également à éliminer les facteurs de divisions qui nuisent à la fabrique d’une communauté par la recherche de nouveaux moyens de production de subjectivité. L’un de ces moyens serait l’art, décrit comme une machine de sensation qui remanie la subjectivité tant de son créateur que de son consommateur (Guattari 2013). Cette production de nouvelles subjectivités par l’art pourrait ainsi être transposée aux relations perceptives entretenues avec l’espace dans une approche paysagère de ce dernier. De plus, selon Truax, « the real goal of the soundscape composition is the re-integration of the listener with the environment in a balanced ecological relationship » (2000). On peut donc supposer que la musique environnementale serait la candidate idéale pour manifester cette subjectivité guattarienne.

Appliquée ici au sonore, l’écosophie selon Guattari permet de réfléchir sur la place de l’activité technologique et de la présence humaine au sein d’un espace urbain spécifique et approché dans une perspective esthétique. Certains projets de création sonore emploient déjà une approche écosophique, comme « Ces sons qui nous habitent » (Boë s. d.; 2021), qui présente une soundmap de villes françaises. D’autres projets, comme les installations de Montgermont (s. d.) ou les performances de Guénin (s. d.) proposent également une démarche écologique portant sur l’environnement sonore habité par la collectivité, mais ils ne s’intéressent pas au cas des musiques environnementales enregistrées. Solomos (2025) aborde le sujet de la musique environnementale sous l’angle écosophique, mais en décrivant un corpus d’œuvres plus axées sur le naturel que sur l’urbain. Il existe évidemment des œuvres enregistrées utilisant des sons urbains (voir Das 2023a et Lerkenfeldt 2023), même si ce courant se concentre également de façon importante sur les espaces ruraux et naturels (voir Carr 2023 et Tuil 2023), mais ces réalisations artistiques ne présentent pas d’approche écosophique explicite. Cet aspect de la création demeure ainsi à couvrir.

Quatre objectifs principaux seront alors mis de l’avant ici pour répondre à cette absence. Je propose tout d’abord (1) de recenser et catégoriser les sons émergeant d’un espace urbain qui pourrait souligner la rencontre entre l’activité sonore technologique et humaine et des sons d’origine naturelle; (2) d’analyser cette typologie sonore en tentant de cerner les rôles joués par ces sons au sein du paysage sonore choisi; (3) d’appliquer cette typologie à un projet de création représentatif d’une esthétique compositionnelle environnementale; pour ainsi (4) proposer une actualisation artistique de l’écosophie guattarienne, en intégrant ses dimensions environnementales, sociales et mentales dans une œuvre sonore située. Il s’agit en somme d’un projet de recherche-création tel que proposé par Stévance et Lacasse, « 1) [une] pratique artistique en tant que pratique réflexive dans le sens où l’activité artistique mène à une théorie, ou 2) [une] pratique réflexive à une création, car d’une théorie peut découler une production artistique » (2013, 81). Ce dialogue constant entre pratique et théorie, de manière que l’une et l’autre s’enrichissent mutuellement, offre la possibilité de mettre en place un cadre dans lequel le chercheur devient lui-même acteur du processus.

L’espace du Parc de l’Oasis-de-Saint-Albert-le-Grand

Ce projet met de l’avant l’espace du Parc de l’Oasis-de-Saint-Albert-le-Grand (POSAG), à Québec. Il s’agit d’un parc situé en milieu urbain, ce qui implique que l’on peut y retrouver des éléments associés à l’activité humaine et technologique, tout comme des éléments associés au « naturel ». La diversité de sons générés par ce contexte spécifique aux parcs a donc conduit à privilégier ce type d’espace. L’absence de lien préexistant avec cet espace m’a permis d’être moins enclin à m’y présenter avec une écoute dirigée vers des éléments que j’aurais été habitué à entendre ou, au contraire, qui aurait mis de côté les sons trop familiers. De plus, il m’était possible de m’y rendre et de m’y installer facilement avec tout mon matériel. Le POSAG étant accessible à pied, en transport en commun et en voiture sans difficulté, il était donc le choix idéal à cet égard. L’accessibilité du parc en fait du même coup un lieu naturellement habité, traversé ou investi par les passant..es , ce qui contribue d’autant plus à sa richesse sonore.

Les éléments constitutifs du POSAG contiennent des marqueurs associés aux trois écologies guattariennes. Dans son livre Les trois écologies, Guattari explique que : « moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture, et il nous faut apprendre à penser “transversalement” les rapports entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et individuels » (Guattari 1989, 34). Ces rapports entre l’environnement, l’individuel et le collectif peuvent être observés en se penchant sur la sphère sonore du POSAG.

En premier lieu, pour ce qui concerne le registre environnemental, le parc comporte de nombreux éléments typiquement associés à l’idée de nature qui côtoient des éléments associés à l’artifice humain. De cette catégorie, on peut citer les arbres, les buissons, la portion de sol couverte d’herbe, la présence d’oiseaux ou encore celle d’écureuils. Il en découle donc que certains sons ont une origine liée au milieu. Toutefois, la présence de ces éléments n’est pas vraiment « naturelle », puisque certains sont conçus et entretenus par l’humain. On peut alors constater une forme de gradation du naturel.

En second lieu, à cause de sa nature de parc, couplée à un contexte particulier de proximité avec une série de logements, le POSAG est un milieu de collectivité habité et occupé, illustrant ainsi le registre écosophique social. Lors de mes différentes visites, il n’était pas rare de constater la présence de groupes d’individus utilisant cet espace comme lieu de rencontre. Le parc est également un lieu de passage pour ceux..celles qui habitent ou arpentent les environs. Aussi, le positionnement urbain du POSAG en fait un espace de société affecté par le discours écologique entourant les milieux urbains et leur développement, notamment en ce qui concerne les sons liés au trafic automobile, aérien et ferroviaire, ainsi que l’intensité de ces sons.

Enfin, l’espace est porteur de marqueurs individuels, en lien avec l’écologie mentale. Sa disposition sous la forme d’un carré, aux quatre coins reliés par des chemins pavés, y favorise une forme de déambulation, voire d’errance, ce qui est accentué par sa nature double de parc (milieu dans lequel nous sommes invités à séjourner), et de lieu de passage. Chacun..e est donc amené..e à vivre une expérience différente, personnelle, de cet endroit. La complexité amenée par les sons issus de cette série de rapports entre les trois registres écologiques produit ainsi un certain charme urbain, pour les individus qui parcourent et occupent le parc, dont les possibilités esthétiques qui en émanent peuvent nourrir la production d’une création artistique de laquelle émergerait une subjectivité écosophique.

La collecte des sons

Les visites du parc ont pu être réparties en deux catégories : les visites d’enregistrement principales et les visites d’enregistrement complémentaires. Les deux types visaient des pratiques de collecte distinctes et adoptaient une organisation temporelle différente. Le cadre global était cependant restreint aux heures comprises entre 6:00 et minuit, afin de se conformer aux périodes de fréquentations du parc. Tout d’abord, les visites d’enregistrement principales, au nombre de neuf, ont été réparties sur la durée d’ouverture du parc par plages de deux heures (6 h à 8 h, 8 h à 10 h, 10 h à 12 h, etc.). Le but était de se trouver au POSAG durant chacune de ces périodes. Ces visites se sont étalées du 28 juin au 24 août 2024, et les plages horaires n’ont pas été suivies dans l’ordre. Chaque passage a été divisé en six sections : une marche sonore de 20 minutes effectuée à partir du modèle de Westerkamp (2001; 2012), quatre séances d’enregistrement fixes de 10 minutes dans les différents coins du parc, ainsi qu’une séance d’enregistrement en déambulation de 10 minutes.

Ensuite, les visites d’enregistrement complémentaires ont été au nombre de trois. Leur objectif était de procéder à la captation des éléments sonores spécifiques du parc, à l’aide d’autres types de microphones (le matériel utilisé sera présenté plus bas). Ne se basant pas sur des durées et des plages horaires aussi précises que pour les visites principales, elles ont tout de même été effectuées à différents moments de la journée (en matinée, en après-midi et en soirée). Comme l’artiste Sara Pinheiro le souligne dans son manifeste à ce propos, les field recordings sont à traiter comme un sujet technique, et le praticien doit prendre une série de décisions qui définiront son approche aux sons ainsi que le résultat de la démarche (2022, 133-134). Il existe des divergences d’opinions et de démarches chez les praticiens de cet art technique, particulièrement au niveau du type de prise de son, du choix quant aux types de microphones ainsi que sur l’apparition, ou non, du field recordist dans les enregistrements (voir Lane et Carlyle 2014).

Tout d’abord, concernant le type de captation, j’ai choisi d’adopter une méthode similaire à celle présentée par Budhadtiya Chattopadhyay (Lane et Carlyle 2014). Cette approche consiste en la captation de l’espace en compilant de multiples enregistrements et en n’utilisant qu’un seul type de microphone à la fois. Cette démarche se reflète dans la multiplicité de mes visites de l’espace, elles-mêmes découpées en plusieurs segments documentant des sections différentes du parc. Chattopadhyay explique également que, pour son travail, « [a]n extensive collection of phonographic material, collected at several fieldwork visits, forms a digital archive that was used as the source of material in the composed work » (Chattopadhyay 2012, 223). J’ai donc décidé de constituer une forme de catalogue qui servirait de base pour construire une création sonore.

Ensuite, demeure la question de la présence de l’enregistreur au sein des enregistrements : j’ai choisi d’apparaître au sein de mes captations sonores, ou du moins, de ne pas m’en empêcher. Cette position est défendue par de nombreux artistes interrogés par Lane et Carlyle dans leur ouvrage de 2014, comme Andrea Polli (15-26), Budhadtiya Chattopadhyay (49-60) ou encore Steven Feld (201-214). Comme l’explique le field recordist David Michael : « [t]he presence of the recordist has the potential to reveal information about the situation of the recording, socially, spatially, and environmentally » (Michael 2016, n/a). Ainsi, il m’apparaît important de considérer la présence de celui ou celle qui enregistre au sein de l’espace lors des captations. De nombreux indices de ma présence se retrouvent donc au sein des différents enregistrements effectués lors de la collecte de sons, particulièrement dans les segments déambulatoires, comme le bruit de mes pas, de ma respiration ou encore de mes vêtements et de mon matériel.

Enfin, il m’importait de varier le matériel utilisé pour ce projet pour tendre vers une couverture maximale de l’espace et des éléments sonores du POSAG, une couverture totale étant impossible à atteindre. Selon Chattopadhyay, « [t]he recording will transmit the sonic actuality of the location if multiple recording techniques are employed to capture the fuller spectrum of frequency content within the location that needs detailed mapping in aural terms » (Chattopadhyay 2012, 226). J’ai donc choisi d’utiliser un microphone directionnel, pour les visites principales, et différents microphones à contacts, ainsi qu’un microphone électromagnétique, pour les visites complémentaires.

L’analyse typologique

Le tri et l’analyse des données se sont déroulés en trois grandes étapes. La première a consisté en une réécoute des enregistrements afin d’en extraire une liste de sons entendus dans ces derniers. Dans un deuxième temps, ont été assignés un ou plusieurs types à chacun des sons1, selon leurs caractéristiques perceptuelles et culturelles. Enfin, la dernière étape a consisté en une réflexion sur les catégories les plus représentatives de l’identité de cet espace singulier afin de prioriser la mise en musique des sons qui appartiennent à ces portions de la typologie.

On peut constater à l’écoute des enregistrements que les microphones, particulièrement dans les basses fréquences, rendent difficile la distinction entre certains sons, proposant plutôt une sorte d’amalgame sonore, laquelle, d’une certaine façon, est fidèle à la réalité de la perception de celui qui écoute. Quant à mes apparitions au sein des enregistrements, en tant qu’enregistreur et visiteur, j’ai remarqué a posteriori qu’elles sont plus discrètes que je ne l’avais anticipé. On peut distinguer mes pas, lorsque je déambule, ainsi que quelques éternuements ou reniflements. Cependant, mes autres mouvements se révèlent finalement assez peu perceptibles.

Les différents paramètres typologiques sélectionnés ici ont été empruntés aux travaux du WSP sur le soundscape, à l’exception du sonor, terme tiré de la phonosphère, selon Volniansky (2021). Comme exposé précédemment, ces catégories qualifient les sons d’un point de vue perceptuel en plus de permettre d’en mesurer l’importance culturelle, donc sociale et mentale, pour les populations qui occupent le POSAG. Ainsi, les différentes catégories choisies servent à caractériser et à définir l’espace étudié autant qu’à évaluer l’importance des sons, ainsi que leurs liens avec les trois registres de l’écosophie guattarienne. Quatre catégories principales ont donc été retenues pour concevoir la présente typologie. Les sons ne correspondant pas à ces types ont également été considérés, mais à titre d’autres événements sonores.

Tout d’abord, le keynote sound, défini par le WSP comme un son perçu en continu sur un espace par la communauté et les individus qui l’habitent et l’occupent, de manière à former un fond sonore duquel se détachent d’autres événements sonores (Schafer 1977c, 272). Les sons de cette catégorie ne sont souvent pas perçus de manière consciente ou explicite par leur position dans le décor sonore. Dans le cas du POSAG, on peut citer en exemple la circulation automobile des alentours, les feuilles des arbres agités par le vent ou encore le brouhaha de voix en provenance des logements qui entourent l’espace. Les keynote sounds sont donc caractérisés par leur nature continue et en arrière-plan.

Le second type est le sound signal. Il s’oppose au premier en comprenant tout son vers lequel l’attention de l’auditeur est immédiatement dirigée. Il s’agit d’un son d’avant-plan qui se détache du fond sonore créé par le keynote sound (Ibid., 275). Dans le cadre de mon expérience, ont pu être notés comme appartenant à ce type toute exclamation soudaine (rire, cri, éternuement, etc.), différents types de passages (pas de course, vélo, motos, autobus, etc.) ou encore les sons d’animaux, comme un aboiement. Ce type est donc composé de sons plus intermittents, éphémères et spontanés, souvent à volume plus élevé et marqué par rapport au fond sonore. Il s’agit d’ailleurs du type pour lequel le plus de sons différents ont été notés.

Ensuite, les soundmarks, qui consistent en des sons uniques, propres à un espace spécifique, ou qui possèdent un statut de grande importance pour les gens qui habitent le milieu sonore dans lequel ils sont entendus (Ibid., 274). On peut donc les décrire comme les sons les plus écosophiques, particulièrement au regard des registres social et mental, par leur importance culturelle. Il s’agit sans surprise du paramètre typologique dont la liste des sons associés est la plus réduite. On peut citer comme exemples de soundmarks du POSAG les voix des habitants des logements qui se rassemblent dans le parc, les climatisations des logements, le passage de l’autobus suivant le parcours 28 ou encore le grondement combiné du vent, de la route, des climatisations et des avions. Les soundmarks peuvent être des sons d’avant-plan comme d’arrière-plan, ils sont plus caractérisés par leur importance culturelle que leur niveau perceptuel.

La dernière catégorie de cette typologie est le sonor. Ce terme, proposé par Volniansky (2021), est associé au concept de phonsophère, plutôt que de soundscape comme les précédents types, et la distinction entre les deux, bien que subtile, est de grande importance. Là où le soundscape fait référence à un espace spécifique et aux sons qui le composent, la phonosphère désigne quant à elle les sons qui, retrouvés ensemble, renvoient à l’image sonore d’un type d’espace (Ibid., 7). Le POSAG est ainsi un soundscape principalement associé à la phonosphère du parc. Le sonor est donc ici un son typique aux espaces de ce genre, mais pas forcément unique au POSAG lui-même (Ibid., 5). Il s’agit d’un paramètre typologique dont l’importance de l’usage se trouve, comme pour le précédent, plutôt au niveau culturel que perceptuel. On peut prendre comme exemples les sons de poussettes, de vélos, de voitures ou d’oiseaux. Cette catégorie regroupe ainsi des éléments plus génériques et abstraits que le soundmark.

Les différents paramètres typologiques sélectionnés classent ainsi les sons selon deux critères complémentaires : les importances perceptuelle et culturelle. On constate du fait même une perméabilité typologique, puisque les sons vont inévitablement se retrouver dans plusieurs types pour rendre compte des deux catégories. Le grondement des climatisations au coin 4 du POSAG est, par exemple, à la fois un keynote sound et un soundmark. Il existe aussi des sources sonores qui peuvent se retrouver dans des types d’une même catégorie. On peut notamment penser aux oiseaux qui, selon les espèces, vont avoir des chants qui varient en durée et en volume. Dans les enregistrements, on retrouve souvent des chants continus et intégrés à l’arrière-plan sonore, des keynote sounds, alors que l’arrivée d’un cri de corneille va plutôt être un événement intermittent d’avant-plan, un sound signal. De même, l’irruption d’un son au sein du paysage et son intégration à l’arrière-plan peuvent le faire basculer d’un type à l’autre. L’arrivée de la pluie est un exemple de cette transformation.

On peut donc à présent se poser les questions suivantes : quelles sont les caractéristiques sonores principales du POSAG? Y a-t-il des sons, et des types de sons, plus importants que d’autres? Et quel est le rôle des autres événements sonores dans la définition et la représentation sonore? Il existe des sons typiques de cet espace, et d’autres qui sont caractéristiques du type d’espace auquel le POSAG correspond. On peut donc en déduire que ces types de sons (soundmarks et sonors) sont les plus importants, étant donné qu’ils résument les caractéristiques sonores principales de l’espace choisi. Les sons qui correspondent à ces catégories sont donc ceux qui en révèlent le plus sur les caractéristiques de l’identité de l’espace.

Toutefois, le POSAG, en tant que paysage, et dans une perspective expérientielle, est aussi construit par des événements et phénomènes sonores qui ne lui sont pas forcément spécifiques. Certains, même, n’ont qu’une seule occurrence. Il faut donc savoir prendre en compte ces événements sonores passagers, externes. Ils ne racontent que peu, voire rien, de l’espace, mais ils contribuent de manière importante à son expérience. Ainsi, tous les paramètres typologiques ont un rôle, d’importance variable, à jouer dans une représentation comme dans une analyse de l’espace. C’est pourquoi, malgré un accent sur des types précis, tous doivent être représentés dans la musique élaborée à partir de notre typologie urbaine, dans des proportions adaptées, afin de mettre en scène dans des créations cet espace écosophique de façon appropriée.

Composition d’œuvres musicales environnementales enregistrées

En faisant un examen de l’état de la création en musique environnementale enregistrée, j’ai pu identifier une série de pratiques compositionnelles sur lesquelles baser la création d’œuvres représentatives de cette esthétique. Tout d’abord, on remarque qu’un format répandu est celui d’un album de longue durée qui ne comprend que quelques pièces. On le retrouve souvent, notamment, dans le catalogue de la maison de disque Room40 (voir par exemple JWPaton 2023 ou Dafeldecker, Baldini et Strüver 2024). Les pièces y sont longues, dépassant souvent les 10 minutes (English 2022; Lerkenfeldt 2023). Règle générale, les enregistrements de terrains sont mis en musique de trois manières différentes : 1) ils peuvent être présentés tels quels, constituant alors l’œuvre à part entière (Das 2023a; 2023b; 2023c); 2) plusieurs enregistrements peuvent être joints, de manière à créer une nouvelle expérience du paysage, voir un tout nouvel espace (Ferrari 2012; Peters 2022); ou 3) des synthétiseurs et d’autres instruments peuvent modifier les sons environnementaux et être ajoutés à la composition (Carr 2023; Trow 2023). On constate alors que les enregistrements de base peuvent subir différents degrés de modifications, allant de simples retouches lors du mixage et du matriçage à la manipulation des enregistrements eux-mêmes (découpage, ajout de fondus, renversement, etc.) et à l’ajout de filtres et d’effets. D’autres sources sonores peuvent également côtoyer les field recordings, à condition que ces derniers demeurent les matériaux principaux de l’œuvre.

Quant aux structures, on peut identifier trois modèles principaux, à savoir 1) une forme à caractère continu (voir Zimoun 2019); 2) une alternance entre différentes intensités (voir Amini 2020); et 3) une forme en crescendo, avec ou sans redescente (voir Cocolas 2024). On remarque que, dans le cas de la musique environnementale, les structures sont composées, plutôt que de sections au contenu différant d’une à l’autre, de mouvements entre différents niveaux d’intensité à partir d’un matériau sonore de nature majoritairement continue. Les différentes formes se distinguent surtout par le nombre de « pics » d’activité sonore qu’elles comportent, et parfois par l’intensité de ces « pics » par rapport au niveau de base.

Les manipulations des différentes sources sonores, ainsi que les formes et structures des compositions soulèvent des enjeux relatifs à la notion de linéarité en musique environnementale. En effet, ses divers procédés de création font se côtoyer, à des échelles et dans des proportions différentes, linéarité, non-linéarité et continuité. La recontextualisation non linéaire d’enregistrements, donc de fragments tirés d’un tout continu et indépendant, dans le cadre de créations présentant des structures et des progressions définies, suscite cette rencontre contradictoire. Il résulte donc des œuvres continues et/ou linéaires d’un processus d’assemblage sonore résolument non linéaire.

À partir des résultats de l’analyse des sons urbains collectés et de l’examen des pratiques compositionnelles communes en musique environnementale enregistrée, j’ai finalement procédé à la composition de cinq œuvres de musique environnementale enregistrées représentatives de cette esthétique, réunies au sein de l’album Cartographies urbaines (à paraître à l’automne 2025). La première pièce, « 10min32 de marche », n’est constituée que d’un seul enregistrement, présentant le segment déambulatoire d’une visite matinale au POSAG. Quelques effets de réverbérations et l’ajout de fondus d’entrée et de sortie sont les seules manipulations effectuées ici, et on y découvre un moment réel passé dans l’espace.

Extrait 1 : Ludovic U. Tourigny, « 10min32 de marche », piste 1 de Cartographies urbaines


« Extension du territoire » (17:48), présente quant à elle un enregistrement tiré de chacune des visites du POSAG. Ces fragments sont tous tirés de positions fixes, par opposition avec la posture déambulatoire entendue dans la piste 1, et représentent les quatre coins dans des proportions égales. La structure est ici constituée d’alternance entre trois passages plus calmes et trois passages plus chargés et intenses. La proposition est ici celle d’une visite fictive rattachée au contexte réel du parc.

Extrait 2 : Ludovic U. Tourigny, « Extension du territoire », piste 2 de Cartographies urbaines


La troisième pièce, « Fragments aperçus à la fenêtre » (6:32), est construite essentiellement à partir des sons enregistrés avec les microphones à contacts, ainsi qu’avec des passages courts d’autres types d’enregistrements. Le paysage est alors reconstruit à partir de fragments, devenant ainsi flou, comme si l’on voulait se le remémorer ou comme si on l’entendait de loin. La pièce présente une évolution structurelle fondée sur le micro-événement.

Extrait 3 : Ludovic U. Tourigny, « Fragments aperçus à la fenêtre », piste 3 de Cartographies urbaines


Dans la pièce « L’envers du parc » (13:12), les enregistrements sont modifiés par des pédales et des synthétiseurs jusqu’à ne plus être reconnaissables. L’intensité monte dans un long crescendo qui ne se relâche qu’à la toute fin de l’œuvre. Ici, d’autres sources sonores, comme des synthétiseurs, sont ajoutées. L’intensité de l’activité urbaine est soulignée métaphoriquement par le chaos présenté.

Extrait 4 : Ludovic U. Tourigny, « L’envers du parc », piste 4 de Cartographies urbaines


La dernière pièce, « Les arbres au centre de l’image » (16:12), cherche à capturer figurativement le sentiment de l’espace en mêlant field recordings et synthétiseurs. L’œuvre est pensée comme un geste continu guidé par les enregistrements du POSAG. Les performances semi-improvisées et les séquences instrumentales ajoutées à ces derniers ont donc aussi été pensées en ce sens.

Extrait 5 : Ludovic U. Tourigny, « Les arbres au centre de l’image », piste 5 de Cartographies urbaines


Avec ces créations, on peut d’abord constater que la musique résultant de ma démarche se construit avec des sons traditionnellement non musicaux, avec des « bruits ». On peut même aller jusqu’à dire que l’on propose ici une forme d’esthétique du « bruit musical ». Néanmoins, bien que de façon moins prépondérante, les sonorités musicales plus conventionnelles ne sont pas absentes de cette esthétique, par l’usage de synthétiseurs et d’autres outils. Même si elle cherche à s’inspirer de tous les aspects du paysage dont elle tire ses matériaux sonores, ma musique environnementale utilise les sons collectés au POSAG selon une hiérarchisation qui priorise l’apparition des éléments du parc les plus fréquents et les plus importants, ainsi que des éléments relatifs à l’espace, au collectif et à l’individu. La typologie a donc été mise en musique de manière à mettre en priorité de l’avant des sons associés aux soundmarks et aux sonors, puis aux keynotes sounds et aux sound signals les plus typiques du parc. À l’écoute, on constate que toutes les pièces de l’album laissent entendre, par exemple, la route, les climatisations, des passages, des voix, le vent ou encore des oiseaux. On pourrait citer ces sons, qui ne sont toutefois pas les seuls à assumer un certain degré de récurrence, comme les liants esthétiques du projet dans son entièreté.

Cette musique est également construite avec une attention particulière pour le micro-événement, que l’on écoute évoluer au sein d’une macrostructure à l’apparence souvent continue, sinon fluide et linéaire dans les transitions entre ses différentes sections, à l’instar d’un espace qui évoluerait sans intervention artistique, sans volonté créatrice. Cette façon de conceptualiser la structure des œuvres exerce une influence considérable sur le paramètre de la durée. Les pièces sont longues, afin de laisser le paysage musical se développer et évoluer, tant dans le détail que dans sa trajectoire globale. Je constate aussi que les pièces témoignent de la coexistence paradoxale de la discrétion et de la puissance, de l’intime et de l’immense. Elles présentent une expérience personnelle du paysage exacerbée dans son intensité, tant esthétique qu’émotionnelle. Cette mise en scène est aidée par l’omniprésence d’effets comme la réverbération, l’écho et le feedback.

L’un des aspects les plus importants de l’esthétique de ces œuvres environnementales est le caractère contextuel de la musique, qui est dû tant à la méthode de captation des sons qu’à leur recontextualisation dans le cadre d’une création artistique. Un nouveau sens leur est alors conféré par ce processus, qui musicalise la vie réelle, le quotidien urbain. Cela renvoie au discours de John Cage, qui affirmait que l’art avait su rendre floues ses frontières avec la vie et qu’il était à présent temps de laisser « la vie brouiller la différence entre la vie et l’art » (Cage 2003, 25). Cette contextualité et cette proximité avec le réel sont ce qui confère le caractère immersif à ces œuvres sonores. La recontextualisation musicale des sons du POSAG engendre du même coup des extensions virtuelles et fictives du paysage original. Par la composition, je fais se rencontrer des éléments sonores issus de périodes et de secteurs différents du parc, créant ainsi des moments fictionnels, qui n’ont jamais eu lieu, mais qui trouvent leur existence dans la musique tout en demeurant rattachés contextuellement au POSAG. La mise en scène du ressenti du paysage participe également à cette extension, comme le fait aussi l’espace d’écoute de la musique, quel que ce dernier puisse être.

On peut donc résumer la musique environnementale comme une musique de mise en scène du paysage, de reconstruction immersive d’un espace existant ou de production d’un nouveau lieu, par l’utilisation musicale de sons et de bruits tirés d’autres contextes, plus familiers. Elle devient alors un prolongement artistique de l’espace. Cette représentation peut ainsi servir au compositeur à raconter quelque chose à travers sa musique, que ce soit le paysage lui-même, un vécu ou bien une idée d’une totale autre nature et qui se manifesterait de cette façon. Cette approche de la musique environnementale comme un art personnel et contextuel dépasse alors la proposition de Celedón et Solomos (2021) des field recordings comme d’une forme « d’art documentaire ». De plus, la mise en scène de l’espace par la musique permet également de mettre en lumière des enjeux écologiques relatifs à l’espace mis en musique. Cette dernière avenue nous amène ainsi à considérer ces œuvres comme l’actualisation en musique de l’écosophie guattarienne.

Conclusion

Au terme de ma démarche, je cherchais à actualiser l’écosophie guattarienne par la musique. Nous avons vu que, en raison de la présence d’éléments d’origines humaines comme naturelles et de sa qualité de lieu de rencontres sociales et d’errances individuelles, le POSAG peut être abordé sous le prisme de l’écosophie. Comme au sein de l’espace lui-même, on peut retrouver dans la musique environnementale et dans la démarche qui amène sa création des marqueurs des trois écologies. Le registre environnemental se manifeste dans le processus de mise en scène du milieu et de ses caractéristiques sonores par la collecte et la manipulation d’enregistrements de terrain. Cette représentation en musique de l’espace implique d’en capturer l’aspect social, puisque le fait que le milieu soit habité et vécu se reflète dans son identité sonore, et donc dans les matériaux sonores utilisés dans la composition. L’œuvre qui en découle peut également receler une valeur socioculturelle et individuelle pour ceux qui ont l’habitude de fréquenter l’espace. Enfin, la démarche de création implique une relation personnelle entretenue par le compositeur ou la compositrice avec le paysage. La musique devient alors le vecteur d’un point de vue personnel sur l’espace, nourri par l’expérience vécue. Son écoute déclenche également des réactions propres à l’auditeur..ice.

La musique environnementale est ainsi créatrice de subjectivités environnementales, sociales et mentales, conformément au modèle de Guattari. La musique environnementale peut donc être considérée comme un art écosophique. Vue sous cet angle, la musique proposée ici dépasse la fracture entre humanité et nature par la réunion d’éléments sonores d’origine humaine, technologique et naturelle au sein de l’espace généré par une création artistique mettant en vedette la diversité des sons urbains.

J’ai tenté dans cet article de proposer une double immersion, dans l’urbain ainsi que dans la démarche de création musicale environnementale. À travers cette expérience, j’ai voulu rendre compte d’une réalité particulière des paysages sonores urbains, soit leur dimension esthétique négligée. On pourrait envisager de transférer cette démarche d’immersion et de création à d’autres types d’espaces dans une perspective comparative, afin de mettre en scène par la musique d’autres relations sonores entre l’espace, la collectivité et l’individu. On peut penser notamment aux terrains vagues, aux parcs industriels ou encore aux espaces intérieurs, des milieux dans lesquels on pourrait retrouver un rapport à l’espace comparable à celui présenté ici. Nous pourrions alors observer la production de nouvelles subjectivités éco-esthétiques par la création de nouvelles musiques environnementales. On peut ainsi voir cette expérience comme porteuse de réflexions sur des habitudes et des pratiques d’écoute, de recherche et de création, mais aussi simplement sur nos rapports individuels et collectifs au monde qui nous entoure, que nous habitons. Toute expérience de l’espace pourrait peut-être alors être esthétique, si l’on choisissait de l’appréhender ainsi.

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  1. La liste des sortes de son les plus fréquemment enregistrées comprend entre autres : différents types de passages et d’exclamations, des voix, des véhicules, des cris d’animaux, des climatisations, du vent ainsi que des activités domestiques provenant des appartements à proximité.↩︎




Musiques : Recherches interdisciplinaires 2, n°1