Introduction du volume 2, numéro 1

Ce que la musique fend : un corps, un lieu, une machine

Sophie Stévance
Directrice de Musiques : Recherches interdisciplinaires

Cher..es lecteur..ices,

Ce numéro n’a pas été conçu autour d’un thème, mais à partir d’une tension. Il rassemble trois contributions qui interrogent, chacune depuis son propre terrain, les conditions concrètes de la création musicale aujourd’hui. Pas seulement par leurs objets, tels que la danse, la ville ou le beatmaking, mais aussi par les perspectives qu’ils ouvrent sur la manière de composer avec le réel : en l’habitant, en le traversant, en le transformant.

En plus d’analyser des œuvres, ces textes explorent les processus, les gestes, les dispositifs qui rendent la création possible. Ils déplacent la musique hors du seul espace du concert ou du studio pour la penser dans ses lieux d’émergence : le corps en mouvement, l’environnement urbain, l’espace numérique du logiciel ou de la banque d’échantillons. Ils nous invitent à reconsidérer ce que signifie créer, non pas dans un monde abstrait mais à partir d’un tissu de contraintes, d’outils, de mémoires et de pratiques situées.

Le premier article, signé Vera Geslin, revient sur Kinok, une œuvre fondatrice dans la collaboration entre Thierry De Mey et Anne Teresa De Keersmaeker. Il ne s’agit pas ici d’un simple dialogue entre musique et danse, mais d’un système formel de coécriture, profondément influencé par les principes du montage cinématographique, en particulier ceux de Dziga Vertov. Geste et son se construisent en étroite interdépendance : les mouvements génèrent du rythme, les rythmes structurent l’espace visuel et corporel. L’analyse, fine et documentée, révèle comment la partition musicale est en réalité une architecture temporelle pensée pour la perception chorégraphique. Le résultat est une œuvre polymorphe où les temporalités s’imbriquent, se tordent et se répondent dans un même souffle. L’interdisciplinarité n’y est pas un prétexte : elle constitue l’outil même de la fabrique artistique.

Le deuxième article adopte une tout autre posture, mais poursuit une interrogation similaire sur la manière dont la création musicale peut engager un rapport critique au monde. À partir d’une démarche de recherche-création menée dans un parc urbain de Québec, Ludovic Tourigny interroge le potentiel esthétique du paysage sonore urbain. Plutôt que de reconduire les approches classiques de l’écologie sonore, d’ailleurs souvent fondées sur un idéal de purification acoustique et de hiérarchisation des sons, ce travail choisit d’affronter la complexité du réel sonore. Il propose d’habiter l’environnement tel qu’il se donne : traversé, saturé même, de sons technophoniques, anthropophoniques et biophoniques. En mobilisant la notion d’écosophie formulée par Félix Guattari, l’auteur construit une lecture du lieu comme espace conflictuel, à la fois physique, social et subjectif. L’écoute devient ici un mode de présence au monde; quant à la création musicale : un geste de recomposition des relations entre l’individu, la collectivité et le milieu. Le field recording n’est pas un outil de documentation, mais bien un outil de transformation, presque philosophique. Il ne capte pas : il révèle.

Enfin, l’enquête ethnographique de Maël Péneau nous emmène à Dakar, au cœur des pratiques du beatmaking hip-hop sénégalais. L’article examine de manière approfondie un aspect souvent sous-estimé de la création musicale numérique : la constitution et l’usage des banques de sons. Ces collections d’échantillons ne sont pas de simples répertoires fonctionnels mais bien des matrices dynamiques de création, des systèmes de savoirs et des marqueurs d’identité. Elles traduisent des choix esthétiques, des tensions entre globalisation et ancrage local, des logiques d’appropriation et de différenciation. À travers une méthode précise (captations vidéo, entretiens, analyse des dispositifs techniques), l’auteur montre comment les beatmakers sénégalais, à travers ces banques, construisent des formes d’autonomie créative dans un écosystème fortement contraint. Ce travail vient alors combler un angle mort de la recherche sur la création musicale dans les pays du Sud, en déployant une analyse rigoureuse, sensible et située.

Bien que très différentes dans leurs méthodes et leurs terrains, ces trois contributions partagent une même exigence : refuser l’abstraction. Il s’agit de penser la création musicale non comme un phénomène désincarné, mais comme une opération ancrée dans des corps, des lieux, des outils, des contextes. Elles interrogent ce que signifie inventer aujourd’hui à partir de réalités composites, techniques, écologiques, numériques. Elles montrent que la musique ne se fabrique pas en dehors du monde, mais bien à partir de lui, avec lui, parfois même contre lui.

À travers ce numéro, Musiques : Recherches interdisciplinaires poursuit sa mission : explorer les pratiques musicales comme des lieux de savoirs, de frictions, de renouvellements. Depuis son premier numéro, la revue s’efforce de dépasser les cloisonnements disciplinaires pour ouvrir des espaces de dialogue entre recherche théorique, recherche-création, ethnographie, analyse des pratiques dans une volonté de penser plus juste, au plus près de ce que les musiques vivantes font, transforment, traversent et déplacent. Dans ce qu’elles ouvrent et annoncent.

Ce numéro est donc une traversée. Il ne cherche pas à produire une synthèse ni à imposer une grille de lecture unique. Plutôt, il propose une constellation de points d’écoute, une invitation à construire un parcours critique, sensible, peut-être même, aussi, politique. Car derrière chaque geste de création que ces articles déplient, c’est une manière d’habiter le monde qui se déploie. Et derrière chaque analyse, c’est une volonté de mieux entendre ce que la musique a à nous dire… et à nous faire.

Bref, ce numéro n’existe pas encore. Il s’ouvre, comme une porte entrouverte sur des mondes en friction. Une chorégraphie sonore entre Deleuze et la 808, entre la branche d’un arbre et le souffle d’un hautbois, entre la RAM d’un studio dakarois et le chant d’un parc oublié de Québec. Trois articles, trois mondes, trois formes de mémoire : une danse qui devient partition, une ville qui devient poème, une archive numérique qui devient langage. Ces pratiques ne décrivent pas : elles convoquent. Ce que nous appelons « musique » n’est ici ni un objet ni un langage. C’est une manière d’habiter le temps, de tordre l’espace, de fabriquer du réel avec des fragments de corps, de gestes, de machines, de paysages.

Il ne s’agit alors plus de composer une œuvre, mais d’agencer des forces : celle du souffle, de la rue, du beat. D’écouter ce qui insiste quand tout a disparu ou n’a même jamais vraiment existé? Ce numéro est une cartographie sensible pour dire que la musique, aujourd’hui, se fabrique avec ce qui déborde les formes : le bruit, l’absence, l’écoute.

Ce numéro est une brèche. C’est affirmer qu’il ouvre un passage là où il n’y avait qu’un mur. C’est reconnaître que ces textes ne se contentent pas d’apporter des savoirs : ils fissurent des cadres, déplacent des lignes, créent des interstices. Une brèche, n’est-ce pas ce qui permet à l’inattendu d’entrer, à l’air de circuler dans une pièce trop fermée? N’est-ce pas ce qui fait qu’un champ disciplinaire cesse d’être une enceinte pour devenir un lieu traversé, poreux, vivant?

Notre Revue est un passage. C’est affirmer qu’elle ouvre un passage entre les disciplines, entre les pratiques, les langages, des manières d’écrire et d’écouter ce qui ne se côtoyait pas toujours. Un passage pour celles et ceux qui pensent la musique depuis les lieux où elle s’invente : en studio, en loge, dans l’espace public, dans le silence d’un logiciel ou la rumeur d’un parc. Mais un passage, surtout, entre des formes de savoir souvent tenues à distance : théorique, sensible, pratique, politique.

Musiques : Recherches interdisciplinaires ne cherche pas à surplomber ces tensions : elle les accueille. Elle ne prétend pas parler d’une seule voix : elle écoute les frottements, les agencements, les écarts. Elle les pense même. Elle ne cherche pas à rassembler ce qui est déjà uni ni même épars. C’est plus que ça. Elle permet la rencontre de ce qui ne se serait peut-être jamais croisé autrement.

Notre Revue laisse passer. Ce numéro fend.

Sophie Stévance
Professeur Titulaire
Chaire de recherche du Canada en recherche-création en musique
Directrice de Musiques : Recherches interdisciplinaires
Directrice de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique de l’Université Laval (OICRM-UL)




Musiques : Recherches interdisciplinaires 2, n°1