Résumé Portrait d’un maître du son Carnets de voyage sonores — de Viento à WhiteOut L’homme, les terres, les eaux Conclusion Médiagraphie

Lawrence English — WhiteOut : entre anemoia, souvenirs et expériences réelles du territoire

Ludovic Tourigny
Université Laval

Résumé

Recension de l'album de Lawrence English, WhiteOut. Room40 RM4100, 2025.

Portrait d’un maître du son

Lawrence English est un compositeur, auteur, curateur et philosophe australien. Son catalogue est constitué d’œuvres exploratoires, mélangeant sonorités électroniques et enregistrements de terrain, ainsi que d’écrits portant notamment sur les thèmes des politiques de la perception, de l’écoute et de la mémoire (English s. d.). Il est à la tête de la maison de disque Room40, qui rassemble un catalogue conséquent d’œuvres de musiques électroacoustiques, ambiantes et environnementales qui interrogent notre rapport au monde, à l’espace et à l’écoute. Lawrence English a su construire, avec les années, une identité sonore, visuelle et philosophique qui est tout de suite identifiable à l’institution qu’est devenue Room40, grâce à son talent de curateur.

Figure 1 : Traianos Pakoufiakis, WhiteOut, 2025. Photographie. Room40 RM4100.


Figure 1 : Traianos Pakoufiakis, <em>WhiteOut</em>, 2025. Photographie. Room40 RM4100

Compositeur prolifique, WhiteOut, sorti le 12 septembre dernier, est son deuxième album paru en 2025, après l’impressionnant projet collaboratif Even The Horizon Knows Its Bounds (2025a) datant de janvier, qui inclut les participations de Amby Downs, Chris Abrahams, Chuck Johnson, Claire Rousay, Dean Hurley, Jim O’Rourke, JW Paton, Madeleine Cocolas, Norman Westberg, Stephen Vitiello et Vanessa Tomlinson. Un troisième projet, Trinity, une collaboration avec Stephen Vitiello, est également paru le 21 novembre 2025.

Carnets de voyage sonores — de Viento à WhiteOut

WhiteOut, comme nous en informe son compositeur sur la page Bandcamp dédiée au projet (English 2025c), a été composé à partir d’enregistrements réalisés lors d’un voyage en Antarctique en 2010. De ce voyage, qui a compris une première escale en Patagonie, est d’abord né l’album Viento, paru pour la première fois en 2015, puis réédité en 2022. La seconde pièce de ce projet, « Viento (Antarctica) », nous laisse entendre une première histoire tirée de l’expédition de Lawrence English et nous partage ainsi les premières pages d’une forme de carnet de voyage sonore qui a trouvé suite une décennie plus tard. Il devient alors particulièrement intéressant de comparer les deux œuvres dans leur portrait respectif de l’expérience du compositeur en Antarctique.

Les enregistrements qui composent « Viento (Antarctica) » proviennent de deux blizzards, captés au moment où English visitait les bases argentines de Marambio et d’Esperanza. Il en résulte donc une musique venteuse et froide qui témoigne de ces expériences radicales. L’écoute expose l’auditeur à des forces de la nature d’une grande intensité dans un paysage qui semble dépourvu de vie. La pièce, bien qu’elle ait été découpée en trois mouvements pour la réédition de 2022, se présente comme une expérience continue de plus de 16 minutes, avec des variations de l’intensité du vent de ses impacts sur le décor. On peut donner comme exemple de ces mouvements au sein du paysage une cloche agitée par le blizzard que l’on entend tout au long du deuxième mouvement (4:29 – 9:50 dans l’édition de 2015).

La structure de WhiteOut est, elle, composée de trois chapitres, soit l’humain, les terres et les eaux. Cette division n’était, d’après l’artiste, pas intentionnelle; mais elle vient naturellement structurer l’ensemble et son narratif. Ainsi, des expériences différentes de celles présentées par Viento nous sont ici narrées : le rapport à ce continent froid et mystérieux, presque mystique pour ceux qui ne s’y sont jamais rendus, n’est pas le même que celui que nous avons découvert il y a dix ans. À la différence de ce qui entendu sur « Viento (Antarctica) », les enregistrements de ce nouveau projet sont beaucoup plus calmes et emplis de vie, avec plusieurs passages nous laissant entendre les cris des animaux qui habitent la banquise et les eaux environnantes.

Les field recordings sont, plutôt que présentés séparément comme une collection de vignettes, assemblés en une œuvre unie et narrative. La production subtile de Lawrence English offre un portrait intimiste, qui souligne malgré tout l’immensité des lieux enregistrés. La marge dynamique est élevée, de manière à laisser toute la place nécessaire aux divers événements perturbateurs lorsqu’ils surviennent, surprenant parfois l’auditeur au passage. Le mixage stéréophonique est minutieux, visant l’immersion la plus complète possible au sein du paysage sonore. Ce caractère immersif vient susciter chez l’auditeur ce que English qualifie de « syndrome of the modern age » (English 2025c), soit la distorsion entre la fausse impression de connaître un lieu à travers nos connaissances acquises par des représentations médiatiques de ce dernier et l’expérience réelle du territoire.

Ce syndrome moderne pourrait être associé à l’anemoia, un néologisme proposé par John Koenig (2021, p. 167-168) pour décrire une forme de nostalgie envers des moments jamais vécus et des lieux jamais visités. En nous proposant cette nouvelle parution, Lawrence English vient alimenter cette anemoia chez l’auditeur qui, après l’écoute du projet, acquiert une forme de fausse familiarité avec ces espaces distants. Cette impression est renforcée par la description des enregistrements dans le descriptif accompagnant l’album comme étant le reflet des expériences quotidiennes vécues sur le continent de glace (English 2025c). L’absence apparente d’exceptionnalité ne peut alors que diminuer la sensation de distance vis-à-vis de l’inconnu. Cela s’oppose en ce sens au sensationnalisme des blizzards de Viento. Ainsi, le point de vue offert à l’auditeur y est autre, et les deux albums dévoilent des facettes très différentes d’une seule expérience, tels deux carnets d’un même voyage.

L’homme, les terres, les eaux

Pour Lawrence English, qui revient ici sur son expérience de l’Antarctique 15 ans après son passage, à grande distance géographique et temporelle, « these recordings capture the duality of a place like Antarctica. They are a seasonal glimpse into the lived experience of the wildlife and humans that persist in this environment. They also reflect upon the objects and things that comprise this place » (ibid.). L’écoute de WhiteOut nous plonge ainsi dans cet espace de rencontre entre l’homme, le territoire et les eaux qui, bien que décrits par le compositeur comme trois « chapitres », prennent plutôt la forme de trois sujets, de trois protagonistes, qui cohabitent et se croisent au sein d’un portrait plus large. La progression de l’album nous fait passer d’une étape à l’autre de façon fluide, en mettant l’un de ces sujets en avant sans toutefois que les deux autres disparaissent. La présence humaine, qui prend souvent l’apparence de sonorités technologiques, vient par exemple se mélanger au vent issu de l’immensité polaire par de longs drones texturés. Cela se remarque notamment dans la piste 3, « Thaw », à compter de 1:55, et dans la piste 4, « Peak Transport ». L’expérience d’écoute nous propose de quitter une base pour s’aventurer à l’extérieur, où l’interaction de l’humain avec le territoire nous permet d’entendre la neige et la glace, et la vie qui habite la banquise vient par la suite faire le lien entre les terres et les eaux. Le projet nous présente donc un entremêlement de marqueurs anthropophoniques, géophoniques et biophoniques, pour reprendre la catégorisation des sons environnementaux de Krause (2013).

Les enregistrements sont agencés de façon que l’œuvre dans sa globalité progresse dans un mouvement logique, intuitif, et sans interruption. On remarque tout de même le passage d’une forme de seuil au milieu du projet, entre les pistes 4 et 5. En effet, sa première moitié, axée sur l’homme et la terre, est froide et grondante. La dominance des vents et des moteurs n’est perturbée que par des pas et des fermetures de portes sporadiques ainsi par que des mouvements sur la glace. La seconde moitié est quant à elle plus fourmillante, plus vivante, et se retrouve animée par les agitations des eaux qui structurent « Esperanza Glimmers » (piste 4) et les voix animales au cœur de « The Collapse » (piste 6) et de « Towards An End Of Season » (piste 8). La transition entre ces deux ambiances se fait de façon très fluide et naturelle, mais cette division vient tout de même apporter un contraste qui rythme le projet dans son ensemble.

Conclusion

Ainsi, WhiteOut est un album qui vient interroger nos perceptions et notre rapport aux espaces non visités, ceux que l’on fantasme à partir de leurs représentations médiatiques. L’espace et le temps sont reconfigurés à travers le processus de composition, de façon à transformer une expérience vécue en un récit semi-fictif centré autour de la relation entre les marqueurs anthropophoniques, géophoniques et biophoniques de l’Antarctique. Le projet se présente comme une forme de portrait d’un paysage abordé à travers le prisme du souvenir, 15 ans après le voyage de Lawrence English. On peut donc se demander si WhiteOut parvient à être ce portrait de la vie humaine et animale qui agite le continent de glace, comme le présente son compositeur, ou s’il ne serait pas la représentation d’une autre forme de fantasme, non pas celui du lieu jamais visité, mais celui du souvenir modelé par les années.

WhiteOut peut être écouté via les différentes plateformes d’écoute musicale en ligne et peut être acheté pour 12,40 $ CA au format numérique sur Bandcamp. Une version CD limitée et accompagnée d’un livret comprenant des photographies et des notes prises durant le passage de Lawrence English en Antarctique peut également être achetée sur Bandcamp pour la somme de 27,56 $ CA.

Médiagraphie

English, Lawrence. s. d. « About ». Lawrence English. Consulté le 15 septembre 2025. https://www.lawrenceenglish.com/about/.

English, Lawrence. 2015a. Viento. Room40 RM4190, enregistrement sonore.

English, Lawrence. 2015b. « Viento ». Bandcamp. https://lawrenceenglish.bandcamp.com/album/viento.

English, Lawrence et al. 2025a. Even The Horizon Knows Its Bounds. Room40 RM4245, enregistrement sonore.

English, Lawrence. 2025b. WhiteOut. Room40 RM4100, enregistrement sonore.

English, Lawrence. 2025c. « WhiteOut ». Bandcamp. https://lawrenceenglish.bandcamp.com/album/whiteout.

English, Lawrence et Stephen Vitiello. 2025. Trinity. Room40, enregistrement sonore.

Koenig, John. 2021. « anemoia ». Dans The Dictionary of Obscure Sorrows. New-York : Simon & Schuster.

Krause, Bernie. 2013. Le grand orchestre animal. NBS. Flammarion. http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43558706q.




Musiques : Recherches interdisciplinaires 2, n°2

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